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peloup, impatienté, prit une corde et lui attacha solidement le corps avec le banc sur lequel il était étendu. Il s’endormit dans cette position.

« Vous avez là un aimable secrétaire, dit Gilberte à Émile. J’espère, cher papa, que tu ne l’inviteras plus à déjeuner.

— Eh ! mon Dieu, ce n’est pas sa faute, répondit M. Antoine : c’est celle de Jean, qui l’a fait boire plus qu’il ne voulait.

— Qu’est-ce qu’un homme qui ne sait pas boire sans se griser ? dit Jean ; c’est moins que rien. »

La barque descendit rapidement jusqu’à un endroit où les rochers se rapprochent tellement, que le passage ne serait plus possible sans un danger immense. Jean était un des hommes les plus vigoureux du pays. L’audace de son caractère et la force de sa volonté décuplaient sa force physique. Il avait coutume de s’enflammer pour les moindres entreprises avec autant de passion que s’il se fût agi de la conquête du monde ; et, malgré ce transport juvénile, il avait une admirable présence d’esprit. Il dirigea la barque dans le milieu du courant, et, au moment de s’engager dans la passe étroite, il mit l’esquif en travers, et le préserva du choc avec la moitié de son corps penché sur les rochers, qu’il saisit dans ses bras. Émile, qui le secondait bravement, prit sa place alternativement avec lui, et, la barque restant immobile, on s’arma du harpon et on attendit en silence le passage de la proie. On sait que le poisson cherche toujours à remonter le courant, de sorte qu’il venait droit vers la barque, mais n’approchait pas toujours, effrayé de ce barrage inaccoutumé, et revenait bientôt pour s’enfuir encore. Le guetteur était penché en avant, les bras étendus le plus qu’il pouvait. M. Antoine et Gilberte, agenouillés derrière lui, veillaient à ce que le mouvement qu’il ferait en lançant le