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meurs sans qu’il m’ait serré la main, je ne mourrai pas content d’avoir vécu. »

« Janille essayait de le distraire, et elle en venait à bout, parce que mon père est mobile, et trop affectueux pour vouloir affliger les autres de sa tristesse. Mais vous, monsieur Émile, qui aimez tant vos parents, vous comprenez bien que ce chagrin secret de mon père a toujours pesé sur mon âme, depuis le jour où je l’ai pénétré. Aussi, je ne sais pas ce que je n’entreprendrais pas pour le lui ôter. Depuis un an, j’y pense sans cesse, et vingt fois j’ai rêvé que j’allais à Boisguilbault, que je me jetais aux pieds de cet homme sévère, et que je lui disais :

« — Mon père est le meilleur des hommes et le plus fidèle de vos amis. Ses vertus l’ont rendu heureux en dépit de sa mauvaise fortune ; il n’a qu’un seul chagrin, mais il est profond, et d’un mot vous pouvez le faire cesser. »

« Mais il me repoussait et me chassait de chez lui avec fureur. Je m’éveillais tout effrayée, et une nuit que je criai en prononçant son nom, Janille se releva, et me pressant dans ses bras :

« — Pourquoi penses-tu à ce vilain homme ? me dit-elle ; il n’a aucun pouvoir sur toi, et il n’oserait s’attaquer à ton père. »

« J’ai vu par là que Janille le haïssait ; mais quand il lui arrive de dire un mot contre lui, mon père prend chaudement sa défense. Qu’y a-t-il entre eux ? Presque rien, peut-être. Une susceptibilité puérile, un différend à propos de chasse, à ce que prétend Jean Jappeloup. Si cela était certain, ne serait-il pas possible de les réconcilier ? Mon père, aussi, rêve de M. de Boisguilbault, et quelquefois, lorsqu’il s’assoupit sur sa chaise après souper, il prononce son nom avec une angoisse profonde. Monsieur Émile, je m’en rapporte à votre générosité et à votre prudence pour faire parler, s’il est possible, M. de Boisguilbault. Je me