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ce timbre flexible, qu’un certain accent d’innocence primitive, dont rien ne peut donner l’idée dans la langue des hommes. Il semblait, en écoutant Gilberte, qu’on pût lui appliquer cette comparaison, et que les choses les plus indifférentes, en passant par sa bouche, eussent un sens supérieur à celui qu’elles exprimaient par elles-mêmes.

« Nous avons vu notre ami Jean ce matin, dit-elle ; il est venu avec le jour, et il a emporté tous les outils de mon père, pour commencer sa première journée de travail ; car il a déjà trouvé de l’ouvrage, et nous espérons bien qu’il n’en manquera pas. Il nous a raconté tout ce que vous aviez fait et voulu faire pour lui, encore hier soir, et je vous assure, monsieur, que, malgré la fierté et peut-être la rudesse de ses refus, il en est reconnaissant comme il doit l’être.

— Ce que j’ai pu faire pour lui est si peu de chose, que je suis honteux d’en entendre parler, dit Émile. Je suis triste surtout de voir son obstination le priver de ressources assurées, car il me semble que sa position est encore bien précaire. Recommencer avec rien, à soixante ans, toute une vie de travail, et n’avoir ni maisons, ni habits, ni même les outils nécessaires, c’est effrayant, n’est-ce pas, mademoiselle ?

— Eh bien, je ne m’en effraie pourtant pas, répondit Gilberte. Élevée dans l’incertain et quasi au jour le jour, j’ai peut-être pris moi-même l’habitude de cette heureuse insouciance de la pauvreté. Ou mon caractère est fait ainsi naturellement, ou bien l’insouciance de Jean me rassure ; mais il est certain que, dans nos félicitations de ce matin, aucun de nous n’a ressenti la moindre inquiétude. Il faut si peu de chose à Jean pour le satisfaire ! Il a une sobriété et une santé de sauvage. Jamais il ne s’est mieux porté que pendant les deux mois qu’il a vécu dans les bois, marchant tout le jour et dormant en plein air le plus sou-