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MAURICE. — Ah çà, dites donc, Émile, ça vous amusera-t-il, demain, les marionnettes ?

ÉMILE. — Oui, s’il n’y a pas de politique.

DAMIEN. — Ah bah ! ce jeune homme se perd avec nous !

ÉMILE. — Non pas ! j’aime chaque chose en son lieu : la politique là où elle peut se développer, et la comédie là où elle a ses coudées franches. Les allusions directes, au théâtre, m’ont toujours semblé de mauvais goût. Ce sont des platitudes lâches ou des bravades inutiles. On va au théâtre pour s’amuser et se distraire des soucis de la réalité, et là, je n’aime pas qu’on me ramène à la réalité actuelle.

MAURICE. — Il a raison, et cependant il faut instruire en amusant : Castigat ridendo mores !

DAMIEN. — Je soutiens la proposition de ce jeune lettré, et pourtant j’admets aussi l’opinion de mon capitaine.

EUGÈNE. — Vil flatteur !

MAURICE. — Laisse-le s’expliquer. Il doit avoir raison, puisqu’il me donne raison.

DAMIEN. — Voilà ! je dis que le théâtre doit corriger les mœurs par des tableaux de mœurs, mais non corriger les opinions par des appels à l’opinion. Le théâtre a une mission plus fine et plus douce que la discussion ; c’est une œuvre de persuasion, d’insinuation, si vous voulez. Vous y venez chercher une fiction ; il faut que cette fiction vous saisisse, et si elle se laisse oublier, si on vous entretient de ce qui agite matériellement votre existence individuelle, vous voilà aussitôt en garde ou en guerre contre la leçon qui aurait pu vous venir, à votre insu, à travers l’émotion ou le rire. Il faut qu’une bonne moralité empoigne les spectateurs sans qu’ils sentent qu’elle s’adresse à leurs vices, à leurs erreurs ou à leurs ridicules. Et ne craignez rien ; quand ce spectateur empoigné aura ri ou pleuré sur lui-même sans songer à lui-même, le lendemain il sera déjà meilleur ou plus sage, sans savoir comment cela lui est venu.

MAURICE. — Heu ! heu ! pas sûr ! Ces leçons-là s’effacent si vite !