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ÉMILE. — Il faut l’espérer ; mais, selon vous, plus on souffre ici, plus on est digne d’aller là-haut !

LE CURÉ. — Certes !

ÉMILE. — Alors pourquoi n’allez-vous pas pieds nus, pourquoi ne vivez-vous pas de pain bis et ne buvez-vous pas de l’eau claire ?

LE CURÉ. — Ah ! voilà votre lieu-commun, à vous autres ! Serait-ce là un bon régime pour un curé de campagne dont le métier est si rude ? Nous n’y résisterions pas !

ÉMILE. — Ainsi, pour répandre l’assistance de l’aumône et de la parole, il faut être bien portant, manger de la viande et boire du vin ? Et si la misère vous avait tenu, dès l’enfance, dans une ignorance presque absolue du bien et du mal, quelles consolations intelligentes pourriez-vous donner ? de quel dévouement seriez-vous capable ? L’extrême misère abrutit et dégrade, pouvez-vous le nier ?

LE CURÉ. — Si chacun faisait son devoir, il n’y aurait pas d’extrême misère.

ÉMILE. — Et que dites-vous d’une société où chacun est non-seulement libre de ne pas faire son devoir, mais encore rebuté de faire le bien, et sollicité par la force des choses à devenir égoïste ?

LE CURÉ. — Vous voulez la liberté absolue, et vous ôtez à l’homme la liberté d’être bon ou méchant ?

ÉMILE. — Non ; mais je voudrais le mettre dans des conditions où il lui serait facile et profitable de faire le bien, difficile et nuisible de faire le mal. Dites-moi, monsieur le curé, l’Église qui encourage cette liberté dans la loi civile, là tolère-t-elle dans la loi religieuse ?

LE CURÉ. — Non certes ; nous ordonnons le bien au nom du ciel, nous proscrivons le mal au nom de l’enfer ; et nous avons raison, car il n’y a que l’espoir et la crainte qui agissent sur l’homme.

ÉMILE. — Vous êtes donc très-absolus, et vous n’admettez pas que l’homme ait le droit de manquer à sa conscience ?

LE CURÉ. — Je vous entends : vous voulez faire une société absolue comme l’Église !