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biles dans l’emploi de leurs forces musculaires. Cela vient de l’absence d’habitude dans le travail intellectuel du raisonnement. La routine les tue. De robustes bras que ne pousse pas un cerveau actif ne fécondent pas puissamment la terre, et c’est un blasphème, aussi bien qu’un mensonge, de dire que le jour où tous les ouvriers seront instruits, ils ne voudront et ne sauront plus être ouvriers.

RALPH. — Certes, c’est le contraire. S’il y a encore trop de mauvais ouvriers, c’est parce qu’il y a encore trop d’esprits incultes. Heureusement, l’intelligence humaine cherche avec passion désormais à secouer ses entraves. La poésie elle-même est nécessaire pour donner l’ardeur au travail. Ah ! comme vos laboureurs seraient moins tristes et moins accablés en fendant ces lourdes terres dès le matin, si, pendant une demi-heure seulement, ils avaient lu et compris les Géorgiques, à la veillée !

JACQUES. — Hélas, oui ! Ô humanité, toi si riche et si belle quand tu t’élèves vers la pensée de Dieu, pourquoi faut-il que quelques-uns de tes membres soient initiés seuls aux joies de l’âme, tandis que le plus grand nombre ne connaît, dans la vie, d’autre devoir que la peine et d’autre mobile que le salaire ? Mais vous avez raison d’être relativement content de ce que vous voyez, mon ami. C’est déjà une grande conquête. Les révolutions ont cela de fécond qu’elles mêlent les cartes. Elles font et défont les situations personnelles. Elles nivellent les rangs, elles initient l’oisif aux joies salutaires du travail, elles excitent le travailleur à devenir intelligent à son tour. Encore quelques années, et on n’osera plus dire qu’il faut des hommes abrutis pour servir les hommes éclairés. Prenez cent personnes, dont une seule sera instruite, et condamnez-la à vivre et à travailler avec les quatre-vingt-dix-neuf autres. Quelle sera la plus à plaindre ? Celle-là précisément qui comprendra l’impuissance physique et morale de ses compagnons. Quel est le plus grand malheur des inventeurs, dans la science, dans l’industrie, dans l’art ? C’est de n’être compris que du petit nombre. Quel stimulant, quelle fécondité donneront au