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connu, aussi livré à moi-même que le jour où j’avais dormi à l’auberge du Simplon et rencontré le pauvre Jean.

Tous mes liens alors étaient brisés dans la vie et dans la société. Ils l’étaient de nouveau et plus encore. Tout pour moi était le passé, rien n’était l’avenir. Il est peut-être impossible de se figurer une existence plus amère, une situation plus alarmante.

Eh bien, je repris mon paquet et mon bâton ferré, je marchai sur la glace, et puis sur le gazon des sentiers, et puis sur la poussière des routes. Je marchai jusqu’au soir, et, le soir venu, je dormis sans rêver. Et, le jour suivant, je vis lever le soleil éblouissant dans un site sublime ; alors, je ne sais quelle vigueur morale et physique rentra dans tout mon être. Je retrouvai cet élan de joie mystérieuse qui m’avait surpris le jour de la découverte de mon malheur. Je me sentis heureux d’exister, heureux d’avoir à recommencer à vivre, heureux même d’avoir déjà vécu.

Moi heureux ? Pourquoi ? De quoi ? Comment cela pouvait-il être ? Étais-je donc un cœur glacé, un stupide égoïste ? Non ; je ne crois pas. Je ne me faisais pas d’illusions sur la difficulté de vivre encore ; car, quelque chose qui pût m’arriver, une existence nouvelle quelconque allait me créer de nouveaux devoirs. Je ne possédais absolument rien, et, ne fût-ce que le devoir de travailler, il allait falloir m’y soumettre le lendemain, peut-être le jour même. Tout homme nouveau que j’allais rencontrer et à qui j’aurais affaire