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ainsi dans une chape de plomb, dans un bloc de pierre, sans transition, sans avertissement, sans réaction possible. Tous les êtres humains ont passé par là et l’ont plus ou moins compris. Plaignez ceux qui se débattent en vain et croient s’étourdir par la colère ou l’ivresse. Plaignez encore plus ceux qui savent que certains poisons ne pardonnent pas, et qui, dès la première atteinte, embrassent d’un regard lucide l’horreur de leur situation. Détrompé en un instant, je le fus sans retour et pour toute ma vie.

Aussi je ne vous promènerai pas à travers une série d’illusions ressaisies et d’espérances déçues. Comment je cachai la violence du choc qui me brisait, je l’ignore, je ne m’en suis pas rendu compte, car je ne m’en souviens pas. Je me trouvai le soir devant mon bureau. Félicie et Tonino faisaient de la musique dans la salle au-dessous de moi. Je ne les entendais qu’à de rares échappées comme si une porte se fût ouverte un instant et brusquement refermée entre eux et moi ; mais cette porte n’existait que dans mon cerveau. J’avais pris un livre que je touchais sans le voir. Un instant je m’occupai à me demander des choses puériles. Pourquoi Félicie m’avait-elle fait un mensonge si stupide, quand il lui était si facile de m’en faire un si vraisemblable ? Elle eût pu me dire même jusqu’à un certain point la vérité. « J’avais dans l’idée que Tonino viendrait aujourd’hui, j’ai été au-devant de lui, je l’ai attendu ; puis je me suis rappelé l’heure du dîner et je suis retournée sur mes pas