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marquis… dont la somnolence opiniâtre nous laisse le champ libre pour causer. Il me semble que nous avons beaucoup de choses à nous dire… à propos de Célio Floriani précisément. Celui-ci serait de trop dans notre entretien, pour moi comme pour vous.

Elle accompagna ces paroles d’un regard plein de langueur et de passion, et se leva pour prendre mon bras ; mais j’esquivai cet honneur en me plaçant derrière son sigisbée. Cette femme, qui n’aimait les jeunes talents que dans la prévision du succès, et qui les abandonnait si lestement quand ils avaient échoué en public, me devenait odieuse tout d’un coup ; elle me faisait l’effet de ces enfants méchants et stupides qui poursuivent le ver luisant dans les herbes, qui le saisissent, le réchauffent et l’admirent tant que le phosphore l’illumine, puis l’écrasent quand le toucher de leur main indiscrète l’a privé de sa lumière. Parfois ils le torturent pour le ranimer, mais le pauvre insecte s’éteint de plus en plus. Alors on le tue : il ne jette plus d’éclat, il ne brille plus, il n’est plus bon à rien. « Pauvre Célio ! pensais-je, qu’as-tu fait de ton phosphore ? Rentre dans la terre, ou crains qu’on ne marche sur toi…. Mais à coup sûr ce n’est pas moi qui profiterai du tête-à-tête qu’on t’avait ménagé pour cette nuit en cas d’ovation. J’ai encore un peu de phosphore, et je veux le garder. »

— Eh bien, dit la duchesse d’un ton impérieux, vous ne venez pas ?

— Pardon, Madame, répondis-je, je veux aller saluer mademoiselle Boccaferri dans sa loge. Elle n’a pas eu plus de succès ce soir que les autres fois, et elle n’en chantera pas moins bien demain. J’aime beaucoup à porter le tribut de mon admiration aux talents ignorés ou méconnus qui restent eux-mêmes et se consolent de l’indifférence de la foule par la sympathie de leurs amis et