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Je reprends mon bavardage après deux heures d’interruption. C’est un singulier être, à mon sens, que ce Brumières. Il se prétend positivement amoureux, et ce que je vous racontais de lui en plaisanterie, il faut peut-être le prendre au sérieux maintenant. Il a causé avec sa princesse, c’est ainsi qu’il persiste à l’appeler. Il prétend qu’elle est romanesque, étrange, délicieuse. Elle était revenue seule sur le pont et s’est laissé parler des étoiles (que l’on n’aperçoit pas), de la phosphorescence de la mer, qui est, en effet, superbe en ce moment-ci ; des merveilles de Rome, qu’elle connaît mieux que Brumières lui-même, ce qui, selon lui, n’est pas peu dire : enfin, elle va à Rome sans s’arrêter, et mon cerveau brûlé, qui devait s’arrêter à Gênes, ne veut plus s’arrêter nulle part. Au moment où il devenait trop curieux, la princesse a eu froid, et s’en est allée rejoindre sa vieille parente, ou sa maîtresse, car rien ne prouve encore qu’elle ne soit pas lectrice ou dame de compagnie.

L’enthousiasme subit du jeune peintre nous a entraînés à parler de l’amour, et ses théories me semblent violentes à digérer. Comme je montrais quelque doute à l’endroit de la qualité de la dame, il s’est presque fâché, assurant qu’il connaissait le monde, les femmes particulièrement, et que celle-ci appartenait à la plus haute aristocratie. — Soit, lui disais-je, vous vous y connaissez certainement mieux que moi ; mais, quand, par miracle, vous vous tromperiez, qu’importe que votre héroïne soit riche ou pauvre, noble ou bourgeoise ? Ce n’est pas de son rang et de sa fortune que vous seriez amoureux, j’imagine ; ce serait d’elle-même. Le peintre ne demande pas au cadre ce qu’il doit penser de la peinture.

— Eh ! eh ! m’a-t-il répondu, le cadre, quand il est beau, n’est pas une vaine présomption pour la valeur de l’image.