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et matière ; ne plus compter pour rien ces misérables préoccupations, ces montagnes et ces abîmes de si et de mais qui se dressent et se creusent autour des plus vulgaires existences, pour les tourmenter bêtement de rêves sinistres et vains ; se sentir fort, à soulever le monde sur son épaule, calme, à défier la chute des étoiles, ardent, à escalader le ciel, tendre comme une mère et faible comme une femme, ému comme une eau qui frissonne au moindre souffle, jaloux comme un tigre, confiant comme un petit enfant, orgueilleux devant tout ce qui est, humble devant le seul être qui compte désormais pour quelque chose, agité de transports inconnus, apaisé par une langueur délicieuse… et tout cela à la fois ! toutes les situations, toutes les sensations, toutes les forces morales et physiques se révélant avec une intensité, une clarté et une plénitude suprêmes !

C’est donc là l’amour ! Ah ! j’avais bien raison d’y aspirer comme au souverain bien, dans mes premières heures de jeunesse ! Mais que j’étais loin de savoir ce qu’un pareil sentiment, quand il se réveille tout entier, renferme de joies et de puissance ! Il me semble que, d’aujourd’hui, je suis un homme. Hier, je n’étais qu’un fantôme. Un voile est tombé de devant mes yeux. Toutes choses m’apparaissaient troubles et fantasques. J’attribuais à la solitude et à la liberté une valeur qu’elles n’ont pas. J’avais, de mon repos, de mon indépendance, de mon avenir, des convenances de ma situation, de mon petit bien-être intellectuel, de ma raison vaine et vulgaire, un soin ridicule. Je voyais faux. C’est tout simple : j’étais seul dans la vie ! Quiconque est seul est fou, et cette sagesse qui se préserve et se défend de la vie complète est un véritable état aliénation.

Mais vivre à deux, sentir qu’il y a sous le ciel un être qui vous préfère à lui-même et qui vous force à lui rendre tout ce qu’il se retire pour vous le donner ; sortir absolument de