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aux tendresses du passé et aux délices du souvenir ? J’étais toujours celui qui avait été aimé, qui pouvait l’être encore, puisqu’il retenait en lui la puissance d’aimer passionnément après avoir tout fait pour la perdre ! J’avais vingt-sept ans, et je vivais avec cette blessure, qui saignait de temps en temps d’elle-même, et que de temps en temps aussi je rouvrais de mes propres mains, pour ne pas la laisser guérir. Par une bizarrerie que comprendront ceux qui ont aimé ainsi, plus ma souffrance s’éloignait dans le passé, plus elle me redevenait présente, et, si j’étais fier de quelque chose au monde, c’était d’y avoir survécu sans l’avoir oubliée. C’est par là seulement que je me sentais vraiment fort, supérieur en quelque chose à ces hommes d’une grande énergie physique et morale que je rencontrais sur mon chemin, disséminés par le monde : les uns, les Anglais surtout, gravissant les plus hautes cimes ou traversant les plus affreux déserts, rien que pour éprouver leur activité et constater la puissance de leur résolution ; les autres, des savants ou des artistes, poursuivant une tâche intellectuelle et travaillant pour le progrès du genre humain. Moi, je n’avais eu qu’un problème à résoudre, celui de vivre sans lâcheté après avoir reçu un coup mortel, et ce n’avait pas été peu de chose. Plus d’un à ma place eût donné son âme à Satan, c’est-à-dire à la haine des