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Mais la nature se refusa à son zèle. Elle n’eut pas de lait, et, pendant quelques jours, qu’en dépit de plus atroces souffrances elle s’obstina à faire téter son enfant, elle ne put le nourrir que de son sang. Il fallut y renoncer, et ce fut pour elle une violente douleur, et comme un sinistre pronostic.

Receveur général du duché d’Albret, M. Dupin passait, avec sa femme et son fils, une partie de l’année à Châteauroux. Ils habitaient le vieux château qui sert aujourd’hui de local aux bureaux de la préfecture, et qui domine de sa masse pittoresque le cours de l’Indre et les vastes prairies qu’elle arrose. M. Dupin, qui avait cessé de s’appeler Francueil depuis la mort de son père, établit à Châteauroux des manufactures de drap, et répandit par son activité et ses largesses beaucoup d’argent dans le pays. Il était prodigue, sensuel, et menait un train de prince. Il avait à ses gages une troupe de musiciens, de cuisiniers, de parasites, de laquais, de chevaux et de chiens, donnant tout à pleines mains, au plaisir et à la bienfaisance, voulant être heureux, et que tout le monde le fût avec lui. C’était une autre manière que celle des financiers et des industriels d’aujourd’hui. Ceux-ci ne gaspillent pas la fortune dans les plaisirs, dans l’amour des arts et dans les imprudentes largesses d’un sentiment aristocratique suranné. Ils suivent les idées prudentes de leur temps, comme mon grand-père suivait la route facile du sien. Mais qu’on ne vante pas ce temps-ci plus que l’autre ; les hommes ne savent pas encore ce qu’ils font et ce qu’ils devraient faire.

Mon grand-père mourut dix ans après son mariage, laissant un grand désordre dans ses comptes avec l’Etat et dans ses affaires personnelles. Ma grand’mère montra la bonne tête qu’elle avait en s’entourant de sages conseils, et en s’occupant de toutes choses avec activité. Elle liquida