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limite, bouleversent tous les rapports, et l’oubli de l’espérance change presque notre nature. Il faut un peu de bonheur pour se livrer à l’amour de la communauté. Il faut un peu de superflu de soi pour donner quelque chose de soi aux autres »…

Quel que soit l’auteur de ce fragment, il n’est pas sans beauté, et ma grand’mère était fort capable de l’écrire. C’était du moins l’expression de sa pensée, si tant est qu’elle n’eût pris que la peine de le copier. Il y a aussi de la vérité dans ce tableau de l’époque et une justice relative dans les plaintes de ceux qui ont souffert sans utilité apparente. Enfin il y a une sorte de grandeur à eux de reprocher au gouvernement révolutionnaire plutôt la perte de leur ame que celle de leur vie.

Mais il y a aussi une contradiction manifeste comme il s’en trouve toujours dans les jugemens de l’intérêt particulier. Il y est dit que les Français ont été grands par le courage, par la victoire, ce qui suppose un grand élan donné au patriotisme ; tout aussitôt l’auteur présente la peinture de l’abattement et de l’égoïsme qui s’emparent de ces mêmes Français devenus insensibles aux peines d’autrui pour avoir trop souffert eux-mêmes. — C’est que ce ne furent pas les mêmes Français, voilà tout. Les heureux d’hier, ceux qui avaient longtemps disposé du bonheur d’autrui, durent faire un grand effort pour s’habituer à un sort précaire. Les meilleurs d’entre eux, ma grand’mère, par exemple, gémirent de n’avoir plus rien à donner, et de voir des souffrances qu’ils ne pouvaient plus soulager. En leur ôtant la fonction de bienfaiteurs du pauvre, on les contristait profondément, et les bienfaits de la société renouvelée n’étaient pas sensibles encore. Ils pouvaient l’être d’autant moins que cette régénération avortait en naissant, que la bourgeoisie prenait le dessus, et qu’à l’époque où ma grand’mère jugeait la société, elle agissait