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mon cœur se briser avec celui que j’avais si cruellement déchiré. Il me venait des inquiétudes affreuses. Peut-être était-elle gravement malade, peut-être devenait-elle folle ; peut-être Roger, abandonné aux autres domestiques, avait-il besoin de moi. Pourquoi leur avais-je lâchement retiré le concours de mon dévouement ?

J’étais dans la plus noire disposition d’esprit en faisant usage de ma liberté. La vue d’Espérance me ranima. Il avait grandi beaucoup, et sa beauté attirait tous les regards. J’avais voulu surprendre mon monde pour m’assurer qu’il était bien portant et bien soigné. Je le trouvai propre et sain, sachant à peu près se faire entendre en français et en patois du pays, ayant oublié ses Alpes et sa nourrice, ne connaissant plus d’autre famille que celle de Michelin, d’autre pays que son rocher de Flamarande, et accepté par les habitants d’alentour comme un petit ours trouvé dans une crèche et apprivoisé comme un agneau.

Il était donc enseveli à jamais, l’enfant du doute et de la colère ! Plus jamais celui que la loi lui donnait pour père ne consentirait à le voir et à l’accueillir. La mère ne baiserait jamais ses beaux yeux noirs ; son charmant frère ne jouerait jamais avec lui. C’était là mon succès, à moi, mon œuvre de dévouement et d’habileté. Ah ! si les personnes qui avaient sujet de se méfier de moi et de me maudire eussent pu se douter de ce qui se passait