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ami, connaissait Thérèse pour lui avoir été présenté par Laurent à Paris, et, l’ayant respectueusement saluée, il lui dit qu’il avait bien bonne chance de rencontrer sur ce pauvre petit Ferruccio deux compagnons de voyage comme elle et Laurent.

— Mais je ne suis pas des vôtres, répondit-elle ; je reste ici, moi.

— Comment, ici ? Où ? À Porto-Venere ?

— En Italie.

— Bah ! alors Fauvel va faire vos commissions à Gênes, et il revient demain ?

— Non ! dit Laurent impatienté de cette curiosité, qui lui parut indiscrète : je vais en Suisse, et mademoiselle Jacques n’y va pas. Cela vous étonne ? Eh bien, sachez que mademoiselle Jacques me quitte, et que j’en ai beaucoup de chagrin. Comprenez-vous ?

— Non ! dit Vérac en souriant ; mais je ne suis pas forcé…

— Si fait ; il faut comprendre ce qui est, reprit Laurent avec une vivacité un peu altière ; j’ai mérité ce qui m’arrive, et je m’y soumets, parce que mademoiselle Jacques, sans tenir compte de mes torts, a daigné être une sœur et une mère pour moi dans une maladie mortelle que je viens de faire ; donc, je lui dois autant de reconnaissance que de respect et d’amitié.

Vérac fut très-surpris de ce qu’il entendait. C’était une histoire qui pour lui ne ressemblait à rien. Il s’éloigna par discrétion, après avoir dit à Thérèse que rien de beau ne l’étonnait de sa part ; mais il observa du coin de l’œil les adieux des deux amis. Thérèse, debout sur l’escale, pressée et poussée par les indigènes qui s’embrassaient tumultueusement et bruyamment au son de la cloche du départ, donna un baiser maternel au front de Laurent. Ils pleuraient tous deux ; puis elle descendit dans la barque, et se fit aborder à l’informe et sombre escalier de roches plates qui donnait entrée à la bourgade de Porto-Venere.

Laurent s’étonna de la voir prendre cette direction au lieu de retourner à la Spezzia :

— Ah ! pensa-t-il en fondant en larmes, Palmer est là sans doute qui l’attend !

Mais, au bout de dix minutes, comme le Ferruccio, après avoir pris la mer avec quelque effort, tournait en face du promontoire, Laurent, en jetant une dernière fois les yeux vers ce triste rocher, vit, sur la plate-forme du vieux fort ruiné, une silhouette dont le soleil dorait encore la tête et les cheveux agités par le vent : c’était la chevelure blonde de Thérèse et sa forme adorée. Elle était seule. Laurent lui tendit les bras avec transport ; puis il joignit les mains en signe de repentir, et ses lèvres murmurèrent deux mots que la brise emporta :

— Pardon ! pardon !

M. de Vérac regardait Laurent avec stupeur, et Laurent, l’homme le plus chatouilleux de la terre à l’endroit du ridicule, ne se souciait pas du regard de son ancien compagnon de débauche. Il mettait même une sorte d’orgueil à le braver en ce moment.

Quand la côte eût disparu dans la brume du soir, Laurent se trouva assis sur un banc auprès de Vérac.

— Ah çà ! lui dit celui-ci, contez-moi donc cette étrange aventure ! Vous m’en avez trop dit pour me laisser en si beau chemin : tous vos amis de Paris je pourrais dire tout Paris, puisque vous êtes un homme célèbre, va me demander quel dénoûment a eu votre liaison avec mademoiselle Jacques, qui est trop en vue aussi pour ne pas exciter la curiosité. Que répondrai-je ?

— Que vous m’avez vu fort triste et fort sot. Ce que je vous ai dit se résume en trois paroles. Faut-il vous les redire ?

— C’est donc vous qui l’avez abandonnée le premier ? J’aime mieux cela pour vous !

— Oui, je vous entends, c’est un ridicule que d’être trahi, c’est une gloire que d’avoir pris les devants. C’est comme cela que je raisonnais autrefois avec vous, c’était notre code ; mais j’ai tout à fait changé de notions sur tout cela depuis que j’ai aimé. J’ai trahi, j’ai été quitté, j’en suis au désespoir : donc, nos anciennes théories n’avaient pas le sens commun. Trouvez dans cette science de la vie que nous avons pratiquée ensemble un argument qui me débarrasse de mon regret et de ma souffrance, et je dirai que vous avez raison.

— Je ne chercherai pas d’arguments, mon cher, la souffrance ne se raisonne pas. Je vous plains, puisque vous voilà malheureux ; seulement, je me demande s’il existe une femme qui mérite d’être tant