Page:Sand - Elle et Lui.djvu/63

Cette page n’a pas encore été corrigée

Ils en étaient là. C’est en vain que Laurent s’affligea de ses pleurs, et lui demanda pardon de les avoir fait couler : le mal recommença le lendemain.

— Que veux-tu donc que je devienne dans : cette détestable ville ? lui dit-il. Tu veux que je travaille ; je l’ai voulu aussi ; mais je ne peux pas ! Je ne suis pas né comme toi avec un petit ressort d’acier dans le cerveau, dont il ne faut que pousser le bouton pour que la volonté fonctionne. Je suis un créateur, moi ! Grand ou petit, faible ou puissant c’est toujours un ressort qui n’obéit à rien et que met en jeu, quand il lui plait, le souffle de Dieu ou le vent qui passe. Je suis incapable de quoi que ce soit quand je m’ennuie ou me déplais quelque part.

— Comment est-il possible qu’un homme intelligent s’ennuie, dit Thérèse ; à moins qu’il ne soit privé de jour, et d’air au fond d’un cachot ? N’y a-t-il donc dans cette ville, qui t’avait ravi le premier jour, ni belles choses à voir, ni intéressantes promenades à faire aux environs ; ni bons livres à consulter, ni personnes intelligentes à entretenir ?

— J’ai des belles choses d’ici par-dessus les yeux ; je n’aime pas à me promener seul ; les meilleurs livres m’irritent lorsqu’ils me disent ce que je ne suis pas en train de croire. Quant aux relations à établir… j’ai des lettres de recommandation dont tu sais bien que je ne peux pas faire usage !

— Non, je ne sais pas cela ; pourquoi ?

— Parce que, naturellement, mes amis du monde m’ont adressé à des gens du monde : or, les gens du monde ne vivent pas entre quatre murs sans songer à se divertir ; et, comme tu n’es pas du monde, Thérèse, comme tu ne peux pas m’y accompagner, il faudra donc que je te laisse seule !

— Dans le jour, puisque je suis forcée de travailler là-bas dans ce palais !

— Dans le jour, on se rend des visites et on fait des projets pour le soir. C’est le soir qu’on s’amuse en tout pays ; ne le sais-tu pas ?

— Eh bien, sors quelquefois le soir, puisqu’il le faut ; va au bal, aux conversazioni : Ne joue pas, c’est tout ce que je te demande.

— Et c’est ce que je ne peux pas te promettre. Dans le monde, il faut se donner au jeu ou aux femmes.

— Ainsi tous les hommes du monde se ruinent au jeu ou se jettent dans la galanterie ?

— Ceux qui ne font ni l’un ni l’autre s’ennuient dans le monde ou y sont ennuyeux. Je ne suis pas un causeur de salon, moi. Je ne suis pas encore assez creux pour me faire écouter sans rien dire. Voyons, Thérèse, veux-tu que je me jette dans le monde à nos risques et périls ?

— Pas encore, dit Thérèse ; patiente un peu. Hélas ! je n’étais pas préparée à te perdre si tôt !

L’accent douloureux et le regard déchirant de Thérèse irritèrent Laurent plus que de coutume.

— Tu sais, lui dit-il, que tu me ramènes toujours à tes fins avec la moindre plainte, et tu abuses de ton pouvoir, ma pauvre Thérèse. Ne t’en repentiras-tu pas un jour, si tu me vois malade et exaspéré ?

— Je m’en repens déjà, puisque je t’ennuie, répondit-elle. Fais donc ce que tu voudras !

— Ainsi tu m’abandonnes à ma destinée ? Es-tu déjà lasse de lutter ? Tiens, ma chère, c’est toi qui ne m’aimes plus !

— Au ton dont tu le dis, il semble que tu désires que cela soit !

Il répondit : « Non ; » mais, un instant après, c’était oui sous toutes les formes. Thérèse était trop sérieuse, trop fière, trop pudique. Elle ne voulait pas descendre avec lui des hauteurs de l’empyrée. Un mot leste lui semblait un outrage, un souvenir sans importance encourait sa censure. Elle était sobre en tout et ne comprenait rien aux appétits capricieux, aux fantaisies immodérées. Elle était la meilleure des deux, à coup sûr, et, s’il lui fallait des compliments, il était prêt à lui en faire ; mais s’agissait-il de cela entre eux ? La question n’était-elle pas de trouver le moyen de vivre ensemble ? Autrefois, elle était plus gaie, elle avait été coquette avec lui, et elle ne voulait plus l’être ; elle était maintenant comme un oiseau malade sur son bâton, les plumes ébouriffées, la tête dans les épaules et l’œil éteint. Sa figure pâle et morne était quelquefois effrayante. Dans cette grande chambre sombre attristée des restes d’un vieux luxe, elle lui faisait l’effet d’un spectre. Par moments, il avait peur d’elle. Ne pouvait-elle remplir cet intérieur lugubre de chants bizarres et de joyeux éclats de rire ?