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copier un Titien, qui était son maître de prédilection, nul doute que le même industriel à qui Thérèse avait affaire ne l’eût acquis ou fait acquérir par un amateur. Laurent trouva cette idée absurde. Tant qu’il avait quelque argent en poche, il ne concevait pas que l’on descendît des hauteurs de l’art jusqu’à songer au gain. Il laissa Thérèse absorbée devant son modèle, la raillant même un peu d’avance du Van Dyck qu’elle allait faire, et cherchant à la décourager de la tâche effrayante qu’elle osait entreprendre ; puis il se mit à errer dans ville, assez soucieux de l’emploi de six semaines que Thérèse lui avait demandées pour mener son œuvre à bonne fin. Certes, il n’y avait pas pour elle de temps à perdre avec des journées de décembre courtes et sombres, une installation de matériel qui ne lui présentait pas toutes les commodités de son atelier de Paris, un mauvais jour, une grande salle peu ou point chauffée, et des volées de badauds en voyage qui, sous prétexte de contempler le chef-d’œuvre, se plaçaient devant elle ou l’importunaient de leurs réflexions plus ou moins saugrenues. Enrhumée, souffrante, attristée, effrayée surtout de l’ennui qu’elle voyait déjà creuser les yeux de Laurent, elle rentrait pour le trouver de mauvaise humeur, ou pour l’attendre jusqu’à ce que la faim le fît revenir. Deux jours ne se passèrent pas sans qu’il lui reprochât d’avoir accepté un travail abrutissant, et sans qu’il lui proposât d’y renoncer. N’avait-il pas de l’argent pour deux, et d’où venait donc que sa maîtresse refusait de le partager avec lui ?

Thérèse tint bon ; elle savait que l’argent ne durerait pas dans les mains de Laurent, et qu’il ne s’en trouverait peut-être plus pour revenir le jour où il serait las de l’Italie. Elle le supplia de la laisser travailler, et de travailler lui-même comme il l’entendrait, mais comme tout artiste peut et doit travailler quand il a son avenir à conquérir.

Il convint qu’elle avait raison et résolut de s’y mettre. Il déballa ses boîtes, trouva un local et fit plusieurs esquisses ; mais, soit le changement d’air et d’habitudes, soit la vue trop récente de tant de chefs-d’œuvre différents qui l’avaient vivement ému et qu’il lui fallait le temps de digérer en lui-même, il se sentit frappé d’impuissance momentanée, et tomba dans un de ces spleens contre lesquels il ne savait pas réagir seul. Il lui eût fallu des émotions venant du dehors, une magnifique musique sortant du plafond, un cheval arabe entrant par le trou de la serrure, un chef-d’œuvre littéraire inconnu sous la main, ou encore mieux, une bataille navale dans le port de Gênes, un tremblement de terre, n’importe quel événement, délicieux ou terrible, qui l’arrachât à lui-même, et sous l’impulsion duquel il se sentît exalté et renouvelé.

Tout à coup, au milieu de ses vagues et tumultueuses aspirations, une mauvaise pensée vint le trouver malgré lui.

— Quand je songe, se dit-il, qu’autrefois (c’est ainsi qu’il appelait le temps où il n’aimait pas Thérèse) la moindre folie suffisait pour me ranimer ! J’ai aujourd’hui beaucoup de choses que je rêvais, de l’argent, c’est-à-dire six mois de loisir et de liberté, l’Italie sous les pieds, la mer à ma porte, autour de moi une maîtresse tendre comme une mère, en même temps qu’elle est un ami sérieux et intelligent ; et tout cela ne suffit pas pour que mon âme revive ! À qui la faute ? Ce n’est pas la mienne, à coup sûr. Je n’avais pas été gâté, et il ne m’en fallait pas tant autrefois pour m’étourdir. Quand je pense que la moindre piquette me portait au cerveau tout aussi bien que le vin le plus généreux ; que le moindre minois chiffonné, avec un regard provoquant et une toilette problématique, suffisait pour me mettre en gaieté et pour me persuader qu’une telle conquête faisait de moi un héros de la régence ! Avais-je besoin d’un idéal comme Thérèse ? Comment donc ai-je pu me persuader que la beauté morale et physique m’était nécessaire en amour ? Je savais me contenter du moins ; donc, le plus devait m’accabler, puisque le mieux est l’ennemi du bien. Et puis, d’ailleurs, y a-t-il une vraie beauté pour les sens ? La véritable est celle qui plaît. Celle dont on est rassasié est comme si elle n’avait jamais été. Et puis encore il y a le plaisir du changement, et c’est peut-être là tout le secret de la vie. Changer, c’est se renouveler ; pouvoir changer, c’est être libre. L’artiste est-il né pour l’esclavage, et n’est-ce pas l’esclavage que la fidélité gardée, ou seulement la foi promise ?

Laurent se laissa envahir par ces vieux sophismes, toujours nouveaux pour les âmes en dérive. Il éprouva bientôt le besoin de les exprimer à quelqu’un, et ce quelqu’un fut Thérèse. Tant pis pour elle, puisque Laurent ne voyait qu’elle !

La causerie du soir commençait toujours à peu près de même :

— Quelle assommante ville que celle-ci !

Un soir, il ajouta :

— On doit s’y ennuyer en peinture. Je ne voudrais pas être le modèle que tu copies. Cette pauvre belle comtesse en robe noir et or, qui est là accrochée depuis deux cents ans, si ses doux yeux ne l’ont pas damnée, elle doit se damner dans le ciel de voir son image enfermée dans ce maussade pays.

— Et pourtant, répondit Thérèse, elle y a toujours le privilége de la beauté, le succès qui survit à la mort, et que la main d’un maître éternise. Toute desséchée qu’elle est au fond de sa tombe, elle a encore des amants ; tous les jours, je vois des jeunes gens, insensibles d’ailleurs au mérite de la peinture, rester en extase devant cette beauté qui semble respirer et sourire avec un calme triomphant.

— Elle te ressemble, Thérèse, sais-tu cela ? Elle a un peu du sphinx, et je ne m’étonne pas de ta passion pour son mystérieux sourire. On dit que les artistes créent toujours dans leur nature : il est tout simple que tu aies choisi les portraits de Van Dyck pour ton école d’apprentissage. Il faisait grand, mince, élégant et fier comme ta forme.

— Voilà des compliments ! arrête-toi là, je vois que la moquerie va arriver.

— Non, je ne suis pas en train de rire. Tu sais bien que je ne ris plus, moi. Avec toi, il faut tout prendre au sérieux : je me conforme à l’ordonnance. Je dis seulement une chose triste. C’est que ta défunte comtesse doit être bien lasse d’être toujours belle de la même façon. Une idée, Thérèse ! un rêve fantastique qui me vient de ce que tu disais tout à l’heure. Écoute.

« Un jeune homme, qui avait probablement des notions de sculpture, se prit d’un amour pour une statue de marbre couchée sur un tombeau. Il en devint fou, et ce pauvre fou souleva un jour la pierre pour voir ce qu’il restait de cette belle femme dans le sarcophage. Il y trouva… ce qu’il y devait trouver, l’imbécile ! une momie ! Alors la raison lui revint, et, embrassant ce squelette, il lui dit : « Je t’aime mieux ainsi ; au moins, tu es quelque chose qui a vécu, tandis que j’étais épris d’une pierre qui n’a jamais eu conscience d’elle-même. »

— Je ne comprends pas, dit Thérèse.

— Ni moi non plus, répondit Laurent ; mais peut-être qu’en amour la statue est ce qu’on édifie dans sa tête, et la momie, ce que l’on ramasse dans son cœur.