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— Ah ! te voilà, lui dit-il en lui saisissant le bras. Tu as bien fait de venir ! j’y serais mort !

Et, comme don Juan après la réponse de la statue, il ajouta d’une voix âpre et brusque : Sortons d’ici !

Il l’entraîna sur le chemin, marchant à l’aventure et ne pouvant rendre compte de ce qui lui était arrivé.

Au bout d’un quart d’heure, il se calma enfin, et s’assit avec elle dans une clairière. Ils ne savaient où ils étaient ; le sol était semé de roches plates qui ressemblaient à des tombes, et entre lesquelles poussaient au hasard des genévriers qu’on eût pu prendre, la nuit, pour des cyprès.

— Mon Dieu ! dit tout à coup Laurent, nous sommes donc dans un cimetière ? Pourquoi m’amènes-tu ici ?

— Ce n’est, répondit-elle, qu’un endroit inculte. Nous en avons traversé beaucoup de pareils ce soir. S’il te déplaît, ne nous y arrêtons pas, rentrons sous les grands arbres.

— Non, restons ici, reprit-il. Puisque le hasard ou la destinée me jette dans ces idées de mort, autant vaut les braver et en épuiser l’horreur. Cela a son charme comme toute autre chose, n’est-ce pas, Thérèse ? Tout ce qui ébranle fortement l’imagination est une jouissance plus ou moins âpre. Quand une tête doit tomber sur l’échafaud, la foule va regarder, et c’est tout naturel. Il n’y a pas que les émotions douces qui nous fassent vivre : il nous en faut d’épouvantables pour nous faire sentir l’intensité de la vie.

Il parla encore ainsi, comme au hasard, pendant quelques instants. Thérèse n’osait l’interroger et s’efforçait de le distraire ; elle voyait bien qu’il venait d’avoir un accès de délire. Enfin il se remit assez pour vouloir et pouvoir le raconter.

Il avait eu une hallucination. Couché sur l’herbe, dans le ravin, sa tête s’était troublée. Il avait entendu l’écho chanter tout seul, et ce chant, c’était un refrain obscène. Puis, comme il se relevait sur ses mains pour se rendre compte du phénomène, il avait vu passer devant lui, sur la bruyère, un homme qui courait, pâle, les vêtements déchirés, et les cheveux au vent.

— Je l’ai si bien vu, dit-il, que j’ai eu le temps de raisonner et de me dire que c’était un promeneur attardé, surpris et poursuivi par des voleurs, et même j’ai cherché ma canne pour aller à son secours ; mais la canne s’était perdue dans l’herbe, et cet homme avançait toujours vers moi. Quand il a été tout près, j’ai vu qu’il était ivre, et non pas poursuivi. Il a passé en me jetant un regard hébété, hideux, et en me faisant une laide grimace de haine et de mépris. Alors j’ai eu peur, et je me suis jeté la face contre terre, car cet homme … c’était moi !

« Oui, c’était mon spectre, Thérèse ! Ne sois pas effrayée, ne me crois pas fou, c’était une vision. Je l’ai bien compris en me retrouvant seul dans l’obscurité. Je n’aurais pas pu distinguer les traits d’une figure humaine,

je n’avais vu celle-là que dans mon imagination ; mais qu’elle était nette,

horrible, effrayante ! C’était moi avec vingt ans de plus, des traits creusés par la débauche ou la maladie, des yeux effarés, une bouche abrutie, et, malgré tout cet effacement de mon être, il y avait dans ce fantôme un reste