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le soir à deux ou trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l’heure du sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon travail est fiévreux. L’invention me trouble et me fait trembler : l’exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d’effroyables battements de cœur, et c’est en pleurant et en me retenant de crier que j’accouche d’une idée qui m’enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c’est pire, elle me quitte : mieux vaut l’oublier et en attendre une autre : mais cette autre m’arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la contenir. Elle m’oppresse et me torture jusqu’à ce qu’elle ait pris des proportions réalisables, et que revienne l’autre souffrance, celle de l’enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas définir. Et voilà comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce géant d’artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache une à une, par le forceps de sa volonté, de maigres souris à demi mortes ! Donc, Thérèse, il vaut bien mieux que je vive comme j’ai imaginé de vivre, que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j’appelle tout bonnement mon infirmité.

— Alors, c’est décidé, c’est arrêté, dit Thérèse en souriant, vous travaillez au suicide de votre intelligence ? Eh bien, je n’en crois pas un mot. Si on vous proposait d’être demain le prince D… ou le comte de S…, avec les millions de l’un et les beaux chevaux de l’autre, vous diriez, en parlant de votre pauvre palette si méprisée : Rendez-moi ma mie !

— Ma palette méprisée ? Vous ne me comprenez pas, Thérèse ! C’est un instrument de gloire ; je le sais bien, et ce que l’on appelle la gloire, c’est une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle que l’on accorde au titre et à la fortune. Donc, c’est un très-grand avantage et un très-grand plaisir pour moi de me dire : « Je ne suis qu’un petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des ramasseuses de bois mort qu’ils payent en fagots. Moi, j’ai dérogé, j’ai pris un état, et il se trouve qu’à vingt-quatre ans quand je passe sur un petit cheval de manége au milieu des premiers riches et des premiers beaux de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s’il y a, parmi les badauds assis aux Champs-Élysées, un homme de goût ou une femme d’esprit, c’est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les autres. » Vous riez ! vous trouvez que je suis très-vain ?

— Non, mais très-enfant, Dieu merci ! Vous ne vous tuerez pas.

— Mais je ne veux pas du tout me tuer,