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le temps tout de suite, et je suis pressé d’envoyer le portrait. C’est pour l’anniversaire de ma naissance, dans quatre mois, et le transport durera environ deux mois.

— C’est-à-dire, Laurent, ajouta Thérèse, qu’il vous faut faire ce portrait en six semaines tout au plus, et, comme je sais le temps qu’il vous faut, vous auriez à commencer demain. Allons, c’est entendu, c’est promis, n’est-ce pas ?

M. Palmer tendit la main à Laurent en disant :

— Voilà le contrat passé. Je ne parle pas d’argent ; c’est mademoiselle Jacques qui fait les conditions, je ne m’en mêle pas. Quelle est votre heure demain ?

L’heure convenue. Palmer prit son chapeau, et Laurent se crût forcé d’en faire autant par respect pour Thérèse ; mais Palmer n’y fit aucune attention, et sortit après avoir serré sans la baiser la main de mademoiselle Jacques.

— Dois-je le suivre ? dit Laurent.

— Ce n’est pas nécessaire, répondit-elle ; toutes les personnes que je reçois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez à dix heures aujourd’hui ; car dans ces derniers temps, je me suis oubliée à bavarder avec vous jusqu’à près de minuit, et, comme je ne peux pas dormir passé cinq heures du matin, je me suis sentie très-fatiguée.

— Et vous ne me mettiez pas à la porte ?

— Non, je n’y pensais pas.

— Si j’étais fat, j’en serais bien fier !

— Mais vous n’êtes pas fat, Dieu merci ; vous laissez cela à ceux qui sont bêtes. Voyons, malgré le compliment, maître Laurent, j’ai à vous gronder. On dit que vous ne travaillez pas.

— Et c’est pour me forcer à travailler que vous m’avez mis la tête de Palmer comme un pistolet sur la gorge.

— Eh bien, pourquoi pas ?

— Vous êtes bonne, Thérèse, je le sais ; vous voulez me faire gagner ma vie malgré moi.

— Je ne me mêle pas de vos moyens d’existence, je n’ai pas ce droit-là. Je n’ai pas le bonheur… ou le malheur d’être votre mère ; mais je suis votre sœur… en Apollon, comme dit notre classique Bernard, et il m’est impossible de ne pas m’affliger de vos accès de paresse.

— Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ? s’écria Laurent avec un mélange de plaisir et de dépit que Thérèse sentit, et qui l’engagea à répondre avec franchise.

— Écoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous expliquions. J’ai beaucoup d’amitié pour vous.

— J’en suis très-fier, mais je ne sais pourquoi !… Je ne suis même pas bon à faire un ami, Thérèse ! Je ne crois pas plus à l’amitié qu’à l’amour entre une femme et un homme.

— Vous me l’avez déjà dit, et cela m’est fort égal, ce que vous ne croyez pas. Moi, je crois à ce que je sens, et je sens pour vous de l’intérêt et de l’affection. Je suis comme cela : je ne puis supporter auprès de moi un être quelconque sans m’attacher à lui et sans désirer qu’il soit heureux. J’ai l’habitude d’y faire mon possible sans me soucier qu’il m’en sache gré. Or, vous n’êtes pas un être quelconque, vous êtes un homme de génie, et, qui plus est, j’espère, un homme de cœur.

— Un homme de cœur, moi ? Oui, si vous l’entendez comme l’entend le monde. Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la femme à qui je donne le bras, quelle qu’elle soit. Mais, si vous me croyez le cœur tendre, aimant, naïf…

— Je sais que vous avez la prétention d’être vieux, usé et corrompu. Cela ne me fait rien du tout, vos prétentions. C’est une mode bien portée à l’heure qu’il est. Chez vous, c’est une maladie réelle ou douloureuse, mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de cœur, précisément parce que vous souffrez du vide de votre cœur, une femme viendra qui le remplira, si elle s’y entend, et si vous la laissez faire. Mais ceci est en dehors de mon sujet ; c’est à l’artiste que je parle : l’homme n’est malheureux en vous que parce que l’artiste n’est pas content de lui-même.

— Eh bien, vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité. C’est le contraire de ce que vous dites ! c’est l’homme qui souffre dans l’artiste et qui l’étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous. L’ennui me tue. L’ennui de quoi ? allez-vous dire. L’ennui de tout ! Je ne sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail, faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire