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que l’art, cet art spécial du récit, ne vaut que par l’opposition des caractères ; mais, dans leur lutte, je veux voir triompher le bien ; que les faits écrasent l’honnête homme, j’y consens, mais qu’il n’en soit pas souillé ni amoindri, et qu’il aille au bûcher en sentant qu’il est plus heureux que ses bourreaux.


15 janvier 1876.

Il y a trois jours que je t’écris cette lettre, et, tous les jours, je suis au moment de la jeter au feu ; car elle est longue et diffuse, et probablement inutile. Les natures opposées sur certains points se pénètrent difficilement et je crains que tu ne me comprennes pas mieux aujourd’hui que l’autre fois. Je t’envoie quand même ce griffonnage pour que tu voies que je me préoccupe de toi presque autant que de moi-même.

Il te faut un succès après une mauvaise chance qui t’a troublé profondément ; je te dis où sont les conditions certaines de ce succès. Garde ton culte pour la forme ; mais occupe-toi davantage du fond. Ne prends pas la vertu vraie pour un lieu commun en littérature. Donne-lui son représentant, fais passer l’honnête et le fort à travers ces fous et ces idiots dont tu aimes à te moquer. Montre ce qui est solide au fond de ces avortements intellectuels ; enfin, quitte le convenu des réalistes et reviens à la vraie réalité, qui est mêlée de beau et de laid, de terne et de brillant, mais où la volonté du bien trouve quand même sa place et son emploi.

Je t’embrasse pour nous tous.