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CMXXI

À GUSTAVE FLAUBERT, À CROISSET


Nohant, 8 décembre 1874.


Pauvre cher ami,

Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie ! car tout ce dont tu te plains, c’est la vie ; elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil, qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.

Tu aimes trop la littérature ; elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels ; car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée ! quelle guerre tu lui fais !

Tu as trop de savoir et d’intelligence, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art : à savoir, la sagesse, dont l’art à son apogée n’est jamais que l’ex-