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Je suis inquiète de n’avoir pas de tes nouvelles depuis longtemps. Es-tu à Croisset ? Tu as dû venir à Paris pour l’enterrement de ce pauvre ami. Que de séparations cruelles et répétées ! Je t’en veux de devenir sauvage et mécontent de la vie. Il me semble que tu regardes trop le bonheur comme une chose possible, et que l’absence du bonheur, qui est notre état chronique, te fâche et t’étonne trop. Tu fuis tes amis, tu te plonges dans le travail et prends pour du temps perdu celui que tu emploierais à aimer ou à te laisser aimer. Pourquoi n’es-tu pas venu chez nous avec madame Viardot et Tourguenef ? Tu les aimes, tu les admires, tu te sais adoré chez nous, et tu te sauves pour être seul. Eh bien, pourquoi ne te marierais-tu pas ? Être seul, c’est odieux, c’est mortel, et c’est cruel aussi pour ceux qui vous aiment. Toutes tes lettres sont désolées et me serrent le cceur. N’as-tu pas une femme que tu aimes ou par qui tu serais aimé avec plaisir ? Prends-la avec toi. N’y a-t-il pas quelque part un moutard dont tu peux te croire le père ? Élève-le. Fais-toi son esclave, oublie-toi pour lui.

Que sais-je ? vivre en soi est mauvais. Il n’y a de plaisir intellectuel que la possibilité d’y rentrer quand on en est longtemps sorti ; mais habiter toujours ce moi qui est le plus tyrannique, le plus exigeant, le plus fantasque des compagnons, non, il ne faut pas. — Je t’en supplie, écoute-moi ! tu enfermes une nature exubérante dans une geôle, tu fais, d’un cœur tendre et indulgent, un misanthrope de parti pris, — et tu