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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

neigeux et des précipices, je change de nature, mon foie disparaît, mon travail s’éclaire en moi-même et je comprends pourquoi je suis au monde. Je ne prétends pas expliquer le phénomène, mais je l’éprouve si subit et si complet, que je ne peux pas le nier.

Et puis j’ai la haine de la propriété territoriale, je m’attache tout au plus à la maison et au jardin. Le champ, la plaine, la bruyère, tout ce qui est plat m’assomme, surtout quand ce plat m’appartient, quand je me dis que c’est à moi, que je suis forcée de l’avoir, de le garder, de le faire entourer d’épines, et d’en faire sortir le troupeau du pauvre, sous peine d’être pauvre à mon tour ; ce qui, dans de certaines situations, entraîne inévitablement la déroute de l’honneur et du devoir.

Donc, je ne tiens pas à ma terre et à mon endroit, et, quand je suis sur la terre et dans l’endroit des autres, je me sens plus légère et plus dans ma nature, qui est d’appartenir à la nature, et non au lieu. Comme je vous sais très poète, je m’imaginais donc que le grand pays, le nouveau, la montagne, le parler que l’on ne comprend pas (musique mystérieuse qui vous jette dans un monde de rêveries et vous fait croire parfois qu’on entend des dialogues et des chants superbes, à la place des plates réalités que l’on entendrait si on comprenait), je me figurais enfin que tout cela vous étourdirait sur le chagrin des séparations momentanées et sur la vive contrariété de laisser en place les affaires personnelles, c’est-à-dire les de-