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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

goûts simples. Nous avons une petite aisance qui nous permet de faire disparaître la misère autour de nous ; et, si nous connaissons le chagrin de ne pouvoir empêcher celle qui désole le monde, chagrin profond, surtout à mon âge, quand la vie n’a plus de personnalité enivrante et qu’on voit clairement le spectacle de la société, de ses injustices et de son affreux désordre, du moins nous ne connaissons pas l’ennui, l’inquiétude ambitieuse et les passions égoïstes. Nous avons donc une sorte de bonheur relatif, et mes enfants le goûtent avec la simplicité de leur âge.

Pour moi, je ne l’accepte qu’en tremblant ; car tout bonheur est quasi un vol dans cette humanité mal réglée, où l’on ne peut jouir de l’aisance et de la liberté qu’au détriment de son semblable, par la force des choses, par la loi de l’inégalité : odieuse loi, odieuses combinaisons, dont la pensée empoisonne mes plus douces joies de famille et me révolte à chaque instant contre moi-même. Je ne puis me consoler qu’en me jurant d’écrire tant que j’aurai un souffle de vie, contre cette maxime infâme qui gouverne le monde : Chacun chez soi, chacun pour soi. Puisque je ne sais dire et faire que cette protestation, je la ferai sur tous les tons.

Bonsoir, mon cher enfant. Voilà, j’espère, une longue lettre et où je vous parle de moi avec excès, pour répondre à toutes vos questions. Maintenant soyez tranquille sur mon compte. Ma santé est assez bonne, et mes yeux sont meilleurs, depuis six mois que j’ai