Page:Sand - Contes d une grand mere 1.djvu/340

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devant lequel il ne devait pas reculer pour nourrir sa famille. C’était bien une sorte de travail en effet que d’être sans cesse et par tous les temps sur les chemins. Pour ma mère, qui avait à traîner et à porter souvent la petite, c’était même assez pénible ; pour moi, qui n’avais qu’à conduire et à soigner l’âne, c’était une vie de loisir et de paresse. C’était aussi la tentation de mal faire et la possibilité de devenir bandit ; mais je vous ai dit que mon père était poète, et je me sers de ce mot parce que, dès ce temps-là, et sans savoir encore ce qu’il signifiait, je l’entendais dire par des gens de belle apparence qui l’écoutaient émerveillés de son langage et de ses idées. Vous étiez très-occupé, vous, jamais vous n’avez eu le temps de l’interroger un peu ; vous eussiez été étonné de son esprit comme les autres.

C’est l’esprit de mon père qui m’a retenu dans le bon chemin. Il m’enseignait à sa manière tout en causant avec moi, et il me faisait voir toutes choses en grand ou en beau, si bien que, quand je vis le mal passer à côté de moi, je le trouvai laid et petit et je lui tournai le dos. Il est vrai pourtant que mon père eût pu m’apprendre à lire et qu’il n’y songeait pas. Cette vie de voyages continuels ne porte pas à l’attention, et je ne désirais pas me donner la peine d’étudier. Puis il faut que vous sachiez que depuis son accident mon père était devenu très-exalté, et qu’il n’avait plus le calme qu’il faut pour enseigner. Il ne nous instruisait que par des histoires, des chansons et des comparaisons, de telle sorte que, mes sœurs et moi, nous avions beaucoup d’entendement