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propre compte. J’en eus tant de joie que je remontai précipitamment dans ma chambre, et, comme il était fort tard, je me jetai sur mon lit et m’endormis avec délices, sans songer, hélas ! à prendre le breuvage qui devait me rendre ma forme naturelle.

» À l’heure où l’on avait coutume de m’éveiller, Mélasie entra chez moi, et, voyant une grenouille aussi grande que moi étendue sur mon lit, elle eut une telle peur qu’elle ne put dire un mot ni seulement jeter un cri, ce qui fut cause que je ne m’éveillai pas.

» Dès qu’elle fut un peu remise elle referma sans bruit la porte de ma chambre et courut éveiller le prince Rolando pour lui demander où j’étais et lui faire part de l’étonnante chose qu’elle avait trouvée à ma place. Le prince accourut, croyant que cette fille était folle ; mais quand il me vit ainsi, saisi d’horreur et de dégoût, et ne pouvant supposer que ce fût moi, il tira son épée et m’en porta un coup qui trancha une de mes pattes de devant. Mes enchantements me préservèrent de la mort. Tant que j’étais cachée sous une forme magique, aucune cause de destruction ne pouvait m’atteindre durant l’espace de deux cents ans. Blessée, mais non mortellement atteinte, je m’élançai sur la fenêtre et de là dans la douve, où ma patte amputée repoussa aussitôt aussi saine que tu la vois. De là j’entendis le bruit qui se faisait dans le château pour retrouver la châtelaine disparue. On me cherchait partout, et mon époux était en proie à une douleur mortelle. J’attendis la nuit pour pénétrer avec précaution dans