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consuelo.

celui dont tu dédaignes intérieurement le suffrage. Il y a une heure tu étais là-bas dans ce coin, pauvre, ignoré, craintif ; tout ton avenir tenait à un cheveu, à un son de ton gosier, à un instant de défaillance dans tes moyens, à un caprice de ton auditoire. Un hasard, un effort, un instant, t’ont fait riche, célèbre, insolent. La carrière est ouverte, tu n’as plus qu’à y courir tant que tes forces t’y soutiendront. Écoute donc ; car pour la première fois, pour la dernière peut-être, tu vas entendre la vérité. Tu es dans une mauvaise voie, tu chantes mal, et tu aimes la mauvaise musique. Tu ne sais rien, tu n’as rien étudié à fond. Tu n’as que de l’exercice et de la facilité. Tu te passionnes à froid ; tu sais roucouler, gazouiller comme ces demoiselles gentilles et coquettes auxquelles on pardonne de minauder ce qu’elles ne savent pas chanter. Mais tu ne sais point phraser, tu prononces mal, tu as un accent vulgaire, un style faux et commun. Ne te décourage pas pourtant ; tu as tous ces défauts, mais tu as de quoi les vaincre ; car tu as les qualités que ne peuvent donner ni l’enseignement ni le travail ; tu as ce que ne peuvent faire perdre ni les mauvais conseils ni les mauvais exemples, tu as le feu sacré… tu as le génie !… Hélas ! un feu qui n’éclairera rien de grand, un génie qui demeurera stérile… car, je le vois dans tes yeux, comme je l’ai senti dans ta poitrine, tu n’as pas le culte de l’art, tu n’as pas de foi pour les grands maîtres, ni de respect pour les grandes créations ; tu aimes la gloire, rien que la gloire, et pour toi seul… Tu aurais pu… tu pourrais… Mais non, il est trop tard, ta destinée sera la course d’un météore, comme celle de… »

Et le professeur enfonçant brusquement son chapeau sur sa tête, tourna le dos, et s’en alla sans saluer personne, absorbé qu’il était dans le développement intérieur de son énigmatique sentence.