Page:Sand - Consuelo - 1856 - tome 1.djvu/198

Cette page a été validée par deux contributeurs.
190
consuelo.

son aîné, il avait moins d’intelligence et d’enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d’habitude et de savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c’était un corps de fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait comme trente, s’égayait un peu au dessert en racontant comment son chien Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol ; et quand on l’avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s’assoupissait doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir, jusqu’à ce que sa fille l’eût averti que son heure d’aller se mettre au lit venait de sonner.

La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même passer pour babillarde ; car il lui arrivait au moins deux fois par semaine de discuter un quart d’heure durant avec le chapelain sur la généalogie des familles bohêmes, hongroises et saxonnes, qu’elle savait sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu’à celle du moindre gentilhomme.

Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d’effrayant et de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie inexplicable à quiconque n’était pas initié au secret de la maison, dès qu’il ouvrait la bouche, ce qui n’arrivait pas toujours une fois par vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se portaient sur lui ; et alors on eût pu lire sur tous les visages une anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre excepté cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n’accueillait pas toujours ses paroles sans un mélange d’impatience ou de moquerie, et qui, seule, osait y répondre avec une fami-