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consuelo.

plains-moi du moins au fond de ton âme ; et à la mauvaise opinion que tu as de moi, juge de l’immensité de mon amour, puisque je souffre tout cela et demande à le souffrir encore.

« Mais écoute, mon ami, lui dit-elle avec plus de douceur et en l’enlaçant dans ses bras : ce que tu m’as fait souffrir n’est rien auprès de ce que j’éprouve en songeant à ton avenir et à ton propre bonheur. Tu es perdu, Anzoleto, cher Anzoleto ! perdu sans retour. Tu ne le sais pas, tu ne t’en doutes pas ; et moi je le vois, et je me dis : « Si du moins j’avais été sacrifiée à son ambition, si ma chute servait à édifier son triomphe ! Mais non ! elle n’a servi qu’à sa perte, et je suis l’instrument d’une rivale qui met son pied sur nos deux têtes. »

— Que veux-tu dire, insensée ? reprit Anzoleto ; je ne te comprends pas.

— Tu devrais me comprendre pourtant ! tu devrais comprendre du moins ce qui s’est passé ce soir. Tu n’as donc pas vu la froideur du public succéder à l’enthousiasme que ton premier air avait excité, après qu’elle a eu chanté, hélas ! comme elle chantera toujours, mieux que moi, mieux que tout le monde, et faut-il te le dire ? mieux que toi, mille fois, mon cher Anzoleto. Ah ! tu ne vois pas que cette femme t’écrasera, et que déjà elle t’a écrasé en naissant ? Tu ne vois pas que ta beauté est éclipsée par sa laideur ; car elle est laide, je le soutiens ; mais je sais aussi que les laides qui plaisent allument de plus furieuses passions et de plus violents engouements chez les hommes que les plus parfaites beautés de la terre. Tu ne vois pas qu’on l’idolâtre et que partout où tu seras auprès d’elle, tu seras effacé et passeras inaperçu ? Tu ne sais pas que pour se développer et pour prendre son essor, le talent du théâtre a besoin de louanges