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imbu de tous les préjugés de la naissance, conservateur exaspéré de son prétendu droit, était pour Julie un sujet d’effroi puéril peut-être, mais immense et continuel. La marquise était connue pour une femme avide, méchante et de mauvaise foi, et on a vu que la baronne d’Ancourt elle-même, malgré ses idées rétrogrades, en parlait, ainsi que de son entourage, avec une grande aversion. Julie la connaissait fort peu, et s’efforçait de la croire sincère dans sa dévotion ; mais elle en avait peur, et, quand elle s’interrogeait elle-même sur l’état de crainte et de tristesse où elle vivait, elle voyait en face d’elle le spectre fâcheux de cette personne sèche, à l’œil verdâtre et à la langue impitoyable. C’est alors que, par excès d’effroi, elle tâchait de la justifier en parlant d’elle, ou d’imposer silence à ceux de ses amis qui osaient la qualifier de harpie et de porte-malheur.

Naturellement, la pauvre Julie détestait les opinions de la marquise et de son monde ; mais elle n’avait pas assez d’expérience, elle ne se rendait pas assez compte de l’esprit général de son temps pour apprécier le néant des persécutions qu’il lui eût fallu braver, si elle eût résolu de vivre selon son cœur et selon sa conscience. Elle était là dans cette cage du préjugé comme un oiseau qui croit que l’univers s’est fait cage autour de lui, et qui ne comprend plus le souffle du vent dans les feuilles et le vol des autres oiseaux dans l’espace.

— Il y a peut-être des gens heureux, se disait-elle,