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flexions. Ce qu’il a conclu, je ne suis pas en état de le juger, mais je sais ce qu’il a souffert pour devenir ce qu’il est. C’est un homme qui n’a pas son égal au monde pour la patience, la charité, le courage et la vertu. Vous verrez, monsieur, vous l’adorerez, et quand il vous faudra le quitter, vous pleurerez, c’est Champorel qui vous le dit ! »

M.  d’Autremont s’est peu à peu retiré du monde où, du reste, il ne s’est jamais lancé qu’avec une extrême réserve. Il n’a pas eu de passions depuis son veuvage, une seule amourette qu’il a étouffée en lui-même, sans rien dire, mais non sans souffrir, Champorel l’a bien vu ! Il n’a pas d’ambition politique, il prétend qu’il appartient à une race sociale qui doit se fondre dans le grand courant sans essayer de le remonter.

Tu vois que Champorel a de la littérature ou qu’il retient religieusement les paroles de son maître. Enfin, de son intéressant bavardage, il m’est resté une impression rassurante et un respect anticipé pour ce roi des hommes qui, en dépit du proverbe, est l’idéal de son valet de chambre.

Le bonhomme était sincère et touchant, au bout du compte, et quand les autres domestiques eurent enlevé le couvert, je n’ai pu résister au désir de lui offrir une tasse de café pour prolonger la conversation. Il a accepté, disant qu’il en avait déjà pris, mais que le café étant le lait des vieillards, surtout dans la saison humide, il me ferait volontiers raison. J’ai bien vu, a-t-il ajouté, que Monsieur eût désiré me faire manger avec lui, comme M.  le duc qui me reproche toujours de le laisser manger seul. Le vieux Champorel est pénétrant, il lit dans l’âme des honnêtes gens, il n’y a que les coquins qui lui sont absolument fermés. Il sait donc déjà que M.  Juste Odoard est un cœur digne de comprendre M.  le duc. Mais le vieux Champorel est pour les vieux usages. Sans avoir de préjugés, il n’aime pas que les anciennes classes se rapprochent trop vite des nouvelles. Il a vécu à sa place, dans un temps où les places étaient encore marquées. Il sait bien qu’un jour approche où il n’y aura plus de numéros et où chacun s’assoira où il voudra ; mais il n’est pas d’âge à voir ce jour-là. Il veut finir comme il a commencé.

Ayant dégusté son café avec beaucoup de grâce, le Caleb du