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Vous savez qu’une arme à feu déchargée trop près effraya les chevaux qui prirent le mors aux dents. C’était ce malheureux imbécile de Maximilien qui tenait les rênes. J’avais voulu les prendre, on n’y avait pas consenti. Je me promettais de le dégoûter de ses assiduités auprès de ma femme quand nous serions seuls. Mais il fut tué sur le coup en voulant sauter pour se mettre à la tête des chevaux emportés. Je courais ventre à terre, j’arrivai à temps pour arrêter la voiture et l’empêcher de verser. Ma femme ne paraissait pas très effrayée pour son compte, ma belle-mère avait conservé son sang-froid, on ne s’inquiétait que de Maximilien qu’on avait vu tomber et qui ne se relevait pas. Un instant après, on le vit mort, dans les bras des piqueurs qui l’emportaient. Ma femme poussa des cris perçants. L’aimait-elle encore ? L’avait-elle réellement aimé ? Était-elle capable de ressentir et de nourrir une passion quelconque ? Je préférai ne pas le croire et attribuer cette crise nerveuse à l’impression subite d’un pareil drame. Je ne m’occupai que de la soigner et de la calmer. La chasse, comme on peut le croire, fut interrompue. Nous rentrâmes, et ma femme se mit au lit. Vous savez le reste. Elle ne se releva plus. Après huit jours de fièvre et de délire, elle expira dans mes bras sans me reconnaître. Ainsi, en moins d’un mois, j’avais perdu père, femme et enfant. J’étais seul au monde. Je courus m’enfermer à Autremont, ne connaissant plus d’autre volupté dans la vie que de pleurer et souffrir en liberté.

Voilà le tragique roman de ma jeunesse. Cet enfant que vous avez instruit avec tant de zèle, de patience et de bonté, n’est arrivé à la virilité que pour épuiser, en un jour, toutes les amertumes de la vie. Je vous ai appris, alors, en peu de mots, les malheurs dont j’étais frappé. Vous m’avez écrit pour me conseiller la résignation. J’étais tout résigné, en ce sens que je ne me suis plaint à personne et que je n’ai jamais fait entendre ni un sanglot ni un murmure. Il est tellement inutile d’être lâche !

J’ai voyagé, j’ai fait mon devoir envers moi-même, en ce sens que j’ai conservé mon être normal et physique dans les conditions de l’équilibre extérieur nécessaire à l’homme pour ne point devenir nuisible aux autres. Je n’ai professé ni la théorie du désespoir, ni celle du découragement. Mes amis se sont mariés