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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

celle de Consuelo. Elle s’élança et saisit cette main en disant : « L’autre main, la main blessée ! »

L’inconnu s’effaçait derrière le panneau de manière à ce qu’elle ne pût le voir. Il lui passa sa main droite, dont Consuelo s’empara, et défaisant précipitamment la ligature, elle vit la blessure qui était profonde en effet. Elle y porta ses lèvres et l’enveloppa de son mouchoir ; puis tirant de son sein la petite croix en filigrane qu’elle chérissait superstitieusement, elle la mit dans cette belle main dont la blancheur était rehaussée par le pourpre du sang :

« Tenez, dit-elle, voici ce que je possède de plus précieux au monde, c’est l’héritage de ma mère, mon porte-bonheur qui ne m’a jamais quittée. Je n’avais jamais aimé personne au point de lui confier ce trésor. Gardez-le jusqu’à ce que je vous retrouve. »

L’inconnu attira la main de Consuelo derrière la boiserie qui le cachait, et la couvrit de baisers et de larmes. Puis, au bruit des pas de Karl, qui venait chez lui remplir son message, il la repoussa, et referma précipitamment la boiserie. Consuelo entendit le bruit d’un verrou. Elle écouta en vain, espérant saisir le son de la voix de l’inconnu. Il parlait bas, ou il s’était éloigné.

Karl revint chez Consuelo peu d’instants après.

« Il est parti, Signora, dit-il tristement ; parti sans vouloir vous faire ses adieux, et en remplissant mes poches de je ne sais combien de ducats, pour les besoins imprévus de votre voyage, à ce qu’il a dit, vu que les dépenses régulières sont à la charge de ceux… à la charge de Dieu ou du diable, n’importe ! Il y a là un petit homme noir qui ne desserre les dents que pour commander d’un ton clair et sec, et qui ne me plaît pas le moins du monde ; c’est lui qui remplace le chevalier, et j’aurai l’honneur de sa compagnie sur le siége, ce qui ne me promet pas une conversation fort enjouée. Pauvre chevalier ! fasse le ciel qu’il nous soit rendu !

— Mais sommes-nous donc obligés de suivre ce petit homme noir ?

— On ne peut plus obligés, Signora. Le chevalier m’a fait jurer que je lui obéirais comme à lui-même. Allons, Signora, voilà votre dîner. Il ne faut pas le bouder, il a bonne mine. Nous partons à la nuit pour ne plus nous arrêter qu’où il plaira… à Dieu ou au diable, comme je vous le disais tout à l’heure. »

Consuelo, abattue et consternée, n’écouta plus le babil de Karl. Elle ne s’inquiéta de rien quant à son voyage et à son nouveau guide. Tout lui devenait indifférent, du moment que le cher inconnu l’abandonnait. En proie à une tristesse profonde, elle essaya machinalement de faire plaisir à Karl en goûtant à quelques mets. Mais ayant plus d’envie de pleurer que de manger, elle demanda une tasse de café pour se donner au moins un peu de force et de courage physique. Le café lui fut apporté.

« Tenez, Signora, dit Karl, le petit Monsieur a voulu le préparer lui-même, afin qu’il fût excellent. Cela m’a tout l’air d’un ancien valet de chambre ou d’un maître d’hôtel, et, après tout, il n’est pas si diable qu’il est noir ; je crois qu’au fond c’est un bon enfant, quoiqu’il n’aime pas à causer. Il m’a fait boire de l’eau-de-vie de cent ans au moins, la meilleure que j’aie jamais bue. Si vous vouliez en essayer un peu, cela vous vaudrait mieux que ce café, quelque succulent qu’il puisse être…

— Mon bon Karl, va-t’en boire tout ce que tu voudras, et laisse-moi tranquille, dit Consuelo en avalant son café, dont elle ne songea guère à apprécier la qualité. »

À peine se fut-elle levée de table, qu’elle se sentit accablée d’une pesanteur d’esprit extraordinaire. Lorsque Karl vint lui dire que la voiture était prête, il la trouva assoupie sur sa chaise.

« Donne-moi le bras, lui dit-elle, je ne me soutiens pas. Je crois bien que j’ai la fièvre. »

Elle était si anéantie qu’elle vit confusément la voiture, son nouveau guide, et le concierge de la maison, auquel Karl ne put rien faire accepter de sa part. Dès qu’elle fut en route, elle s’endormit profondément. La voiture avait été arrangée et garnie de coussins comme un lit. À partir de ce moment, Consuelo n’eut plus conscience de rien. Elle ne sut pas combien de temps durait son voyage ; elle ne remarqua même pas s’il faisait jour ou nuit, si elle faisait halte ou si elle marchait sans interruption. Elle aperçut Karl une ou deux fois à la portière, et ne comprit ni ses questions ni son effroi. Il lui sembla que le petit homme lui tâtait le pouls, et lui faisait avaler une potion rafraîchissante en disant :

« Ce n’est rien, Madame va très bien. »

Elle éprouvait pourtant un malaise vague, un abattement insurmontable. Ses paupières appesanties ne pouvaient laisser passer son regard, et sa pensée n’était pas assez nette pour se rendre compte des objets qui frappaient sa vue. Plus elle dormait, plus elle désirait dormir. Elle ne songeait pas seulement à se demander si elle était malade, et elle ne pouvait répondre à Karl que les derniers mots qu’elle lui avait dits : « Laisse-moi tranquille, bon Karl. »

Enfin elle se sentit un peu plus libre de corps et d’esprit, et, regardant autour d’elle, elle comprit qu’elle était couchée dans un excellent lit, entre quatre vastes rideaux de satin blanc à franges d’or. Le petit homme du voyage, masqué de noir comme le chevalier, lui faisait respirer un flacon qui semblait dissiper les nuages de son esprit, et faire succéder la clarté du jour au brouillard dont elle était enveloppée.

« Êtes-vous médecin, Monsieur ? dit-elle enfin avec un peu d’effort.

— Oui, Madame la comtesse, j’ai cet honneur, répondit-il d’une voix qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue.

— Ai-je été malade ?

— Seulement un peu indisposée. Vous devez vous trouver beaucoup mieux ?

— Je me sens bien, et je vous remercie de vos soins.

— Je vous présente mes devoirs, et ne paraîtrai plus devant Votre Seigneurie qu’elle ne me fasse appeler pour cause de maladie.

— Suis-je arrivée au terme de mon voyage ?

— Oui, Madame.

— Suis-je libre ou prisonnière ?

— Vous êtes libre, Madame la comtesse, dans toute l’enceinte réservée à votre habitation.

— Je comprends, je suis dans une grande et belle prison, dit Consuelo en regardant sa chambre vaste et claire, tendue de lampas blanc à ramages d’or, et relevée de boiseries magnifiquement sculptées et dorées. Pourrai-je voir Karl ?

— Je l’ignore, Madame, je ne suis pas le maître ici. Je me retire ; vous n’avez plus besoin de mon ministère ; et il m’est défendu de céder au plaisir de causer avec vous. »

L’homme noir sortit ; et Consuelo, encore faible et nonchalante, essaya de se lever. Le seul vêtement qu’elle trouva sous sa main fut une longue robe en étoffe de laine blanche, d’un tissu merveilleusement souple, ressemblant assez à la tunique d’une dame romaine. Elle la prit, et en fit tomber un billet sur lequel était écrit en lettres d’or : « Ceci est la robe sans tache des néophytes. Si ton âme est souillée, cette noble parure de l’innocence sera pour toi la tunique dévorante de Déjanire. »

Consuelo, habituée à la paix de sa conscience (peut-être même à une paix trop profonde), sourit et passa la belle robe avec un plaisir naïf. Elle ramassa le billet pour le lire encore, et le trouva puérilement emphatique. Puis elle se dirigea vers une riche toilette de marbre blanc, qui soutenait une grande glace encadrée d’enroulements dorés d’un goût exquis. Mais son attention fut attirée par une inscription placée dans l’ornement qui couronnait ce miroir : « Si ton âme est aussi pure que mon cristal, tu t’y verras éternellement jeune et belle ; mais si le vice a flétri ton cœur, crains de trouver en moi un reflet sévère de ta laideur morale. »

« Je n’ai jamais été ni belle ni coupable, pensa Consuelo : ainsi cette glace ment dans tous les cas. »

Elle s’y regarda sans crainte, et ne s’y trouva point laide. Cette belle robe flottante et ses longs cheveux