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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

Karl revint avec sa gourde. Le chevalier repoussa ce spécifique favori du déserteur, et s’appuyant sur lui, gagna la voiture, où Consuelo s’assit à ses côtés. Elle s’inquiétait beaucoup du froid que devaient lui causer ses vêtements mouillés.

« Ne craignez rien, Signora, dit Karl, M. le chevalier n’a pas eu le temps de se refroidir. Je vais lui mettre sur le corps mon manteau, que j’ai eu soin de serrer dans la voiture quand j’ai vu venir la pluie ; car je me suis bien douté que l’un de vous se mouillerait. Quand on s’enveloppe de vêtements bien secs et bien épais sur des habits mouillés, on peut conserver assez longtemps la chaleur. On est comme dans un bain tiède, et ce n’est pas malsain.

— Mais toi, Karl, fais de même, dit Consuelo ; prends mon mantelet, car tu t’es mouillé pour nous préserver.

— Oh ! moi, dit Karl, j’ai la peau plus épaisse que vous autres. Mettez encore le mantelet sur le chevalier. Empaquetez-le bien ; et moi, dussé-je crever ce pauvre cheval, je vous conduirai jusqu’au relais sans m’engourdir en chemin. »

Pendant une heure Consuelo tint ses bras enlacés autour de l’inconnu ; et sa tête, qu’il avait attirée sur son sein, y ramena la chaleur de la vie mieux que toutes les recettes et les prescriptions de Karl. Elle interrogeait quelquefois son front, et le réchauffait de son haleine, pour que la sueur dont il était baigné ne s’y refroidît pas. Lorsque la voiture s’arrêta, il la pressa contre son cœur avec une force qui lui prouva bien qu’il était dans toute la plénitude de la vie et du bonheur. Puis il descendit précipitamment le marchepied, et disparut.

Consuelo se trouva sous une espèce de hangar, face à face avec un vieux serviteur à demi paysan, qui portait une lanterne sourde, et qui la conduisit, par un sentier bordé de haies, le long d’une maison de médiocre apparence, jusqu’à un pavillon, dont il referma la porte derrière elle, après l’y avoir fait entrer sans lui. Voyant une seconde porte ouverte, elle pénétra dans un petit appartement fort propre et fort simple, composé de deux pièces : une chambre à coucher bien chauffée, avec un bon lit tout préparé, et une autre pièce éclairée à la bougie et munie d’un souper confortable. Elle remarqua avec chagrin qu’il n’y avait qu’un couvert ; et lorsque Karl vint lui apporter ses paquets et lui offrir ses services pour la table, elle n’osa pas lui dire que tout ce qu’elle souhaitait, c’eût été la compagnie de son protecteur pour souper.

« Va manger et dormir toi-même, mon bon Karl, dit-elle, je n’ai besoin de rien. Tu dois être plus fatigué que moi.

— Je ne suis pas plus fatigué que si je venais de dire mes prières au coin du feu avec ma pauvre femme, à qui Dieu fasse paix ! Oh ! c’est pour le coup que j’ai baisé la terre quand je me suis vu encore une fois hors de Prusse, quoiqu’en vérité je ne sache pas si nous sommes en Saxe, en Bohême, en Pologne, ou en Chine, comme on disait chez M. le comte Hoditz à Roswald.

— Et comment est-il possible, Karl, que, voyageant sur le siège de la voiture, tu n’aies pas reconnu dans la journée un seul des endroits où nous avons passé ?

— C’est qu’apparemment je n’ai jamais fait cette route-là, Signora ; et puis, c’est que je ne sais pas lire ce qui est écrit sur les murs et sur les poteaux, et enfin que nous ne nous sommes arrêtés dans aucune ville ni village, et que nous avons toujours pris nos relais dans quelque bois ou dans la cour de quelque maison particulière. Enfin il y a une quatrième raison, c’est que j’ai donné ma parole d’honneur à M. le chevalier de ne pas vous le dire, Signora.

— C’est par cette raison-là que tu aurais dû commencer, Karl ; je ne t’aurais pas fait d’objections. Mais, dis-moi, le chevalier te paraît-il malade ?

— Nullement, Signora, il va et vient dans la maison, où véritablement il ne me semble pas avoir de grandes affaires, car je n’y aperçois d’autre figure que celle d’un vieux jardinier peu causeur.

— Va donc lui offrir tes services, Karl. Cours, laisse-moi.

— Comment donc faire ? il les a refusés, en me commandant de ne m’occuper que de vous.

— Eh bien, occupe-toi de toi-même, mon ami, et fais de bons rêves sur ta liberté. »

Consuelo se coucha aux premières lueurs du matin ; et lorsqu’elle fut relevée et habillée, sa montre marqua deux heures. La journée paraissait claire et brillante. Elle essaya d’ouvrir les persiennes ; mais dans l’une et l’autre pièce elle les trouva fermées par un secret, comme celles de la chaise de poste où elle avait voyagé. Elle essaya de sortir ; les portes étaient verrouillées en dehors. Elle revint à la fenêtre, et distingua les premiers plans d’un verger modeste. Rien n’annonçait le voisinage d’une ville ou d’une route fréquentée. Le silence était complet dans la maison ; au-dehors il n’était troublé que par le bourdonnement des insectes, le roucoulement des pigeons sur le toit, et de temps en temps par le cri plaintif d’une roue de brouette dans les allées où son regard ne pouvait plonger. Elle écouta machinalement ces bruits agréables à son oreille, si longtemps privée des échos de la vie rustique. Consuelo était encore prisonnière, et tous les soins qu’on prenait pour lui cacher sa situation lui donnaient bien quelque inquiétude. Mais elle se fût résignée pour quelque temps à une captivité dont l’aspect était si peu farouche, et l’amour du chevalier ne lui causait pas la même horreur que celui de Mayer.

Quoique le fidèle Karl lui eût recommandé de sonner aussitôt qu’elle serait levée, elle ne voulut pas le déranger jugeant qu’il avait besoin d’un plus long repos qu’elle. Elle craignait surtout de réveiller son autre compagnon de voyage, dont la fatigue devait être excessive. Elle passa dans la pièce attenante à sa chambre, et à la place du repas de la veille, qui avait été enlevé sans qu’elle s’en aperçût, elle trouva la table chargée de livres et des objets nécessaires pour écrire.

Les livres la tentèrent peu ; elle était trop agitée pour en faire usage, et comme au milieu de ses perplexités elle trouvait un irrésistible plaisir à se retracer les événements de la nuit précédente, elle ne fit aucun effort pour s’en distraire. Peu à peu l’idée lui vint, puisqu’elle était toujours tenue au secret, de continuer son journal, et elle écrivit pour préambule cette page sur une feuille volante.

« Cher Beppo, c’est pour toi seul que je reprendrai le récit de mes bizarres aventures. Habituée à te parler avec l’expansion qu’inspire la conformité des âges et le rapport des idées, je pourrai te confier des émotions que mes autres amis ne comprendraient pas, et qu’ils jugeraient sans doute plus sévèrement que toi. Ce début te fera deviner que je ne me sens pas exempte de torts ; j’en ai à mes propres yeux, bien que j’en ignore jusqu’à présent la portée et les conséquences.

« Joseph, avant de te raconter comment je me suis enfuie de Spandaw (ce qui, en vérité, ne me paraît presque plus rien au prix de ce qui m’occupe maintenant), il faut que je te dise… comment te le dirais-je ?… je ne le sais pas moi-même. Est-ce un rêve que j’ai fait ? Je sens pourtant que ma tête brûle et que mon cœur tressaille, comme s’il voulait s’élancer hors de moi et se perdre dans une autre âme… Tiens, je te le dirai tout simplement, car tout est dans ce mot, mon cher ami, mon bon camarade : j’aime !

« J’aime un inconnu, un homme dont je n’ai pas vu la figure et dont je n’ai pas entendu la voix. Tu vas dire que je suis folle, tu auras bien raison : l’amour n’est-il pas une folie sérieuse ? Écoute, Joseph, et ne doute pas de mon bonheur, qui surpasse toutes les illusions de mon premier amour de Venise, un bonheur si enivrant qu’il m’empêche de sentir la honte de l’avoir si vite et si follement accepté, la crainte d’avoir mal placé mon affection, celle même de ne pas être payée de retour… Oh ! c’est que je suis aimée, je le sens si bien !… Sois certain que je ne me trompe pas, et que j’aime, cette fois, véritablement, oserai-je dire éperdument ? Pourquoi non ? l’amour nous vient de Dieu. Il ne dépend pas de nous de l’allumer dans notre sein, comme nous allumerions un flambeau sur