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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

services au péril de sa vie, pour que vous ayez l’obligeance de rester tranquille à cet égard. Quant à moi, je voyagerais bien dix ans avec lui sans lui demander où il me mène. Il est si beau, si brave, si bon, si gai !…

— Si gai ? cet homme-là est gai ?

— Certes. Il est si content de vous avoir sauvée, qu’il ne peut s’en taire. Il me fait mille questions sur Spandaw, sur vous, sur Gottlieb, sur moi, sur le roi de Prusse. Moi, je lui dis tout ce que je sais, tout ce qui m’est arrivé, même l’aventure de Roswald ! Cela fait tant de bien de parler le bohémien et d’être écouté par un homme d’esprit qui vous comprend, au lieu que tous ces ânes de prussiens n’entendent que leur chienne de langue.

— Il est donc bohémien, lui ?

— Je me suis permis de lui faire cette question, et il m’a répondu non tout court, même un peu sèchement. Aussi j’avais tort de l’interroger, lorsque son bon plaisir était de me faire répondre.

— Est-il toujours masqué ?

— Seulement quand il s’approche de vous, Signora. Oh ! c’est un plaisant ; il veut sans doute vous intriguer. »

L’enjouement et la confiance de Karl ne rassuraient pas entièrement Consuelo. Elle voyait bien qu’il joignait à beaucoup de détermination et de bravoure une droiture et une simplicité de cœur dont on pouvait aisément abuser. N’avait-il pas compté sur la bonne foi de Mayer ? Ne l’avait-il pas poussée elle-même dans la chambre de ce misérable ? Et maintenant il se soumettait aveuglément à un inconnu pour enlever Consuelo, et l’exposer peut-être à des séductions plus raffinées et plus dangereuses ! Elle se rappelait le billet des invisibles : « On te tend un piége, un nouveau danger te menace. Méfie-toi de quiconque t’engagerait à fuir avant que nous t’ayons donné des avis certains. Persévère dans ta force, etc. » Aucun autre billet n’était venu confirmer celui-là, et Consuelo, s’abandonnant à la joie de retrouver Karl, avait cru ce digne serviteur suffisamment autorisé à la servir. L’inconnu n’était-il pas un traître ? Où la conduisait-il avec tant de mystère ? Consuelo ne se connaissait pas d’ami dont la ressemblance pût s’accommoder à la brillante tournure du chevalier, à moins que ce ne fût Frédéric de Trenck. Mais Karl connaissait parfaitement ce dernier, ce ne l’était donc pas. Le comte de Saint-Germain était plus âgé, Cagliostro moins grand. À force de regarder de loin l’inconnu pour tâcher de découvrir en lui un ancien ami, Consuelo arriva à trouver qu’elle n’avait jamais vu personne marcher avec tant d’aisance et de grâce. Albert seul eût été doué d’autant de majesté ; mais sa démarche lente et son abattement habituel excluaient cet air de force, cette allure chevaleresque qui caractérisaient l’inconnu.

Le bois s’éclaircissait et les chevaux commençaient à trotter pour rejoindre les voyageurs qui les avaient devancés. Le chevalier, sans se retourner, étendit les bras, et secoua son mouchoir plus blanc que la neige. Karl comprit ce signal, et fit remonter Consuelo en voiture en lui disant :

« À propos, Signora, vous trouverez dans de grands coffres, sous les banquettes, du linge, des vêtements, et tout ce qu’il vous faudra pour déjeuner et dîner au besoin. Il y a aussi des livres. Enfin, il paraît que c’est une hôtellerie roulante, et que vous n’en sortirez pas de si tôt.

— Karl, dit Consuelo, je te prie de demander à monsieur le chevalier si je serai libre, lorsque nous aurons passé la frontière, de lui faire mes remerciements et d’aller où bon me semblera.

— Oh ! Signora, je n’oserai jamais dire une chose si désobligeante à un homme si aimable !

— C’est égal, je l’exige. Tu me rendras sa réponse au prochain relais, puisqu’il ne veut pas me parler. »

La réponse de l’inconnu fut que la voyageuse était parfaitement libre, et que tous ses désirs seraient des ordres ; mais qu’il y allait de son salut et de la vie de son guide, ainsi que de celle de Karl, à ne pas contrarier les desseins qu’on avait sur sa route, et sur le choix de son asile. Karl ajouta, d’un air de reproche naïf, que cette méfiance avait paru faire bien du mal au chevalier, et qu’il était devenu triste et morne. Elle en eut des remords, et lui fit dire qu’elle remettait son sort entre les mains des invisibles.

La journée entière se passa sans aucun incident. Enfermée et cachée dans la voiture comme un prisonnier d’État, Consuelo ne put faire aucune conjecture sur la direction de son voyage. Elle changea de toilette avec la plus grande satisfaction ; car elle avait aperçu au jour quelques gouttes du sang noir de Mayer sur ses vêtements, et ces traces lui faisaient horreur. Elle essaya de lire ; mais son esprit était trop préoccupé. Elle prit le parti de dormir le plus possible, espérant oublier de plus en plus la mortification de sa dernière aventure. Mais lorsque la nuit fut venue, et que l’inconnu resta sur le siége, elle éprouva une plus grande confusion encore. Évidemment il n’avait rien oublié, lui, et sa respectueuse délicatesse rendait Consuelo plus ridicule et plus coupable encore à ses propres yeux. En même temps elle s’affligeait du malaise et de la fatigue qu’il supportait sur ce siége, étroit pour deux personnes côte à côte, lui qui paraissait si recherché, avec un soldat fort proprement travesti en domestique, à la vérité, mais dont la conversation confiante et prolixe pouvait bien lui peser à la longue ; enfin, exposé au frais de la nuit et privé de sommeil. Tant de courage ressemblait peut-être aussi à de la présomption ; se croyait-il irrésistible ? Pensait-il que Consuelo, revenue d’une première surprise de l’imagination, ne se défendrait pas de sa familiarité par trop paternelle ? La pauvre enfant se disait tout cela pour consoler son orgueil abattu ; mais le plus certain, c’est qu’elle désirait le revoir, et craignait, par-dessus tout, son dédain ou le triomphe d’un excès de vertu qui les eût à jamais rendus étrangers l’un à l’autre.

Vers le milieu de la nuit, on s’arrêta dans une ravine. Le temps était sombre. Le bruit du vent dans le feuillage ressemblait à celui d’une eau courante : « Signora, dit Karl en ouvrant la portière, nous voici arrivés au moment le moins commode de notre voyage : il nous faut passer la frontière. Avec de l’audace et de l’argent, on se tire de tout, dit-on. Cependant il ne serait pas prudent que vous fissiez cet essai par la grande route et sous l’œil des gens de police. Je ne risque rien, moi qui ne suis rien. Je vais conduire le carrosse au pas, avec un seul cheval, comme si je menais cette nouvelle acquisition chez mes maîtres, à une campagne voisine. Vous, vous prendrez la traverse avec monsieur le chevalier, et vous passerez peut-être par des sentiers un peu difficiles. Vous sentez-vous la force de faire une lieue à pied sur de mauvais chemins ? »

Sur la réponse affirmative de Consuelo, elle trouva le bras du chevalier prêt à recevoir le sien ; Karl ajouta :

« Si vous arrivez avant moi au lieu du rendez-vous, vous m’attendrez sans crainte, n’est-ce pas, Signora ?

— Je ne crains rien, répondit Consuelo avec un mélange de tendresse et de fierté envers l’inconnu, puisque je suis sous la protection de Monsieur. Mais, mon pauvre Karl, ajouta-t-elle, n’y a-t-il point de danger pour toi ? »

Karl haussa les épaules en baisant la main de Consuelo ; puis il courut procéder à l’arrangement du cheval ; et Consuelo partit aussitôt à travers champs avec son taciturne protecteur.

XXII.

Le temps s’obscurcissait de plus en plus ; le vent s’élevait toujours, et nos deux fugitifs marchaient péniblement depuis une demi-heure, tantôt sur des sentiers pierreux, tantôt dans les ronces et les longues herbes, lorsque la pluie se déclara soudainement avec une violence extraordinaire. Consuelo n’avait pas encore dit un mot à son compagnon ; mais le voyant s’inquiéter pour elle et chercher un abri, elle lui dit enfin :

« Ne craignez rien pour moi, monsieur ; je suis forte,