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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

éternel, comme s’il faisait une étude de trompette avec sa bouche. De la musique militaire, il avait passé dans la fourniture de chair à canon ; et de là, pour récompense de ses loyaux et honorables services, le voilà officier de place, ou plutôt geôlier militaire, ce qui, après tout, lui convient aussi bien que le métier de geôlier ambulant dont il s’acquittait avec tant de grâce.

« — Mademoiselle, m’a-t-il dit en français, je suis votre humble serviteur ! Vous avez là pour vous promener une petite plate-forme tout à fait gentille ! de l’air, de l’espace, une belle vue ! Je vous en fais mon compliment. Il me paraît que vous la passez douce en prison ! avec cela qu’il fait un temps magnifique, et qu’il y a vraiment du plaisir à être à Spandaw par un si beau soleil, broum ! broum ! »

« Ces insolentes railleries me causaient un tel dégoût, que je ne lui répondais pas. Il n’en fut pas déconcerté, et reprenant la parole en italien :

« — Je vous demande pardon ; je vous parlais une langue que vous n’entendez peut-être point. J’oubliais que vous êtes Italienne, cantatrice italienne, n’est-ce pas ? une voix superbe, à ce qu’on dit. Tel que vous me voyez, je suis un mélomane renforcé. Aussi je me sens disposé à rendre votre existence aussi agréable que me le permettra ma consigne. Ah çà, où diable ai-je eu le bonheur de vous voir ? Je connais votre figure… mais parfaitement, d’honneur !

« — C’est sans doute au théâtre de Berlin, où j’ai chanté cet hiver.

« — Non ! j’étais en Silésie ; j’étais sous-adjudant à Glatz. Heureusement ce démon de Trenck a fait son équipée pendant que j’étais en tournée… je veux dire en mission, sur les frontières de la Saxe : autrement je n’aurais pas eu d’avancement, et je ne serais pas ici, où je me trouve très-bien à cause de la proximité de Berlin ; car c’est une bien triste vie, Mademoiselle, que celle d’un officier de place. Vous ne pouvez pas vous figurer comme on s’ennuie, quand on est loin d’une grande ville, dans un pays perdu ; pour moi qui aime la musique de passion… Mais où diantre ai-je donc eu le plaisir de vous rencontrer ?

« — Je ne me rappelle pas, monsieur, avoir jamais eu cet honneur.

« — Je vous aurai vue sur quelque théâtre, en Italie ou à Vienne… Vous avez beaucoup voyagé ? combien avez-vous fait de théâtres ? »

« Et comme je ne lui répondais pas, il reprit avec son insouciance effrontée :

— N’importe ! cela me reviendra. Que vous disais-je ? ah vous ennuyez-vous aussi, vous ?

« — Non, monsieur.

« — Mais est-ce que vous n’êtes pas au secret ? c’est bien vous qu’on appelle la Porporina ?

« — Oui, monsieur.

« — C’est cela ! prisonnière no 3. Eh bien, vous ne désirez pas un peu de distraction ? de la société ?

« — Nullement, monsieur, répondis-je avec empressement, pensant qu’il allait me proposer la sienne.

« — Comme il vous plaira. C’est dommage. Il y a ici une autre prisonnière fort bien élevée… une femme charmante, ma foi, qui, j’en suis sûr, eût été enchantée de faire connaissance avec vous.

« — Puis-je vous demander son nom, monsieur ?

« — Elle s’appelle Amélie.

« — Amélie qui ?

« — Amélie… broum ! broum ! ma foi, je n’en sais rien. Vous êtes curieuse, à ce que je vois ; c’est la maladie des prisons. »

« J’en étais à me repentir d’avoir repoussé les avances de M. Mayer ; car après avoir désespéré de connaître cette mystérieuse Amélie, et y avoir renoncé, je me sentais de nouveau entraînée vers elle par un sentiment de commisération, et aussi par le désir d’éclaircir mes soupçons. Je tâchai donc d’être un peu plus aimable avec ce repoussant Mayer, et, bientôt il me fit l’offre de me mettre en rapport avec la prisonnière no 2 ; c’est ainsi qu’il désigne cette Amélie.

« — Si cette infraction à mon arrêt ne vous compromet pas, Monsieur, répondis-je, et que je puisse être utile à cette dame qu’on dit malade de tristesse et d’ennui…

« — Broum ! broum ! Vous prenez donc les choses au pied de la lettre, vous ? vous êtes encore bonne enfant ! C’est ce vieux cuistre de Schwartz qui vous aura fait peur de la consigne. La consigne ! est-ce que ce n’est pas là une chimère ? c’est bon pour les portiers, pour les guichetiers ; mais nous autres officiers (et en disant ce mot, le Mayer se rengorgea comme un homme qui n’est pas encore habitué à porter un titre aussi honorable), nous fermons les yeux sur les infractions innocentes. Le roi lui-même les fermerait, s’il était à notre place. Tenez, quand vous voudrez obtenir quelque chose, Mademoiselle, ne vous adressez qu’à moi, et je vous promets que vous ne serez pas contrariée et opprimée inutilement. Je suis naturellement indulgent et humain, moi, Dieu m’a fait comme cela ; et puis j’aime la musique… Si vous voulez me chanter quelque chose de temps en temps, le soir par exemple, je viendrai vous écouter d’ici, et avec cela vous ferez de moi tout ce que vous voudrez.

« — J’abuserai le moins possible de votre obligeance, monsieur Mayer.

« — Mayer ! s’écria l’adjudant en interrompant avec brusquerie le broum… broum… qui voltigeait encore sur ses lèvres noires et gercées. Pourquoi m’appelez-vous Mayer ! Je ne m’appelle pas Mayer. Où diable avez-vous pêché ce nom de Mayer ?

« — C’est une distraction, monsieur l’adjudant, répondis-je, je vous en demande pardon… J’ai eu un maître de chant qui s’appelait ainsi, et j’ai pensé à lui toute la matinée.

« — Un maître de chant ? ce n’est pas moi. Il y a beaucoup de Mayer en Allemagne. Mon nom est Nanteuil. Je suis d’origine française.

« — Eh bien, monsieur l’officier, comment m’annoncerai-je à cette dame ? Elle ne me connaît pas, et refusera peut-être ma visite, comme tout à l’heure j’ai failli refuser de la connaître. On devient si sauvage quand on vit seul !

« — Oh ! quelle qu’elle soit, cette belle dame sera charmée de trouver à qui parler, je vous en réponds. Voulez-vous lui écrire un mot ?

« — Mais je n’ai pas de quoi écrire.

« — C’est impossible ; vous n’avez donc pas le sou ?

« — Quand j’aurais de l’argent, M. Schwartz est incorruptible ; et, d’ailleurs, je ne sais pas corrompre.

« — Eh bien, tenez, je vous conduirai ce soir au no 2 moi-même… après, toutefois, que vous m’aurez chanté quelque chose. »

« Je fus effrayée de l’idée que M. Mayer, ou M. Nanteuil, comme il lui plaît de s’appeler maintenant, voulait peut-être s’introduire dans ma chambre, et j’allais refuser, lorsqu’il me fit mieux comprendre ses intentions, soit qu’il n’eût pas songé à m’honorer de sa visite, soit qu’il lût mon épouvante et ma répugnance sur ma figure.

« — Je vous écouterai de la plate-forme qui domine la tourelle que vous habitez, dit-il. La voix monte, et j’entendrai fort bien. Puis, je vous ferai ouvrir les portes et conduire par une femme. Je ne vous verrai pas. Il ne serait pas convenable, au fait, que j’eusse l’air de vous pousser moi-même à la désobéissance, quoique après tout, broum… broum… en pareille occasion, il y ait un moyen bien simple de se tirer d’affaire… On fait sauter la tête de la prisonnière no 3, d’un coup de pistolet, et on dit qu’on l’a surprise en flagrant délit de tentative d’évasion. Eh ! eh ! l’idée est drôle, n’est-ce pas ? En prison, il faut toujours avoir des idées riantes. Votre serviteur très-humble, mademoiselle Porporina, à ce soir. »

« Je me perdais en commentaires sur l’obligeance prévenante de ce misérable, et, malgré moi, j’avais une peur affreuse de lui. Je ne pouvais croire qu’une âme si étroite et si basse aimât la musique au point de n’agir ainsi que pour le plaisir de m’entendre. Je supposais que la prisonnière en question n’était autre que la princesse