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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

que je suis ici, je ressens les atteintes d’une fièvre au cerveau qui ressemble en petit à ce que j’ai éprouvé en grand au château des Géants, après avoir été dans le souterrain à la recherche d’Albert. J’ai des insomnies cruelles, entrecoupées de rêves durant lesquels je ne saurais dire si je veille ou si je dors ; et dans ces moments-là, il me semble toujours entendre ce terrible violon jouant ses vieux airs bohémiens, ses cantiques et ses chants de guerre. Cela me fait bien du mal, et pourtant quand cette imagination commence à s’emparer de moi, je ne puis me défendre de prêter l’oreille, et de recueillir avec avidité les faibles sons qu’une brise lointaine semble m’apporter. Tantôt je me figure que ce violon joue en glissant sur les eaux qui dorment autour de la citadelle ; tantôt qu’il descend du haut des murailles, et d’autres fois qu’il s’échappe du soupirail d’un cachot. J’en ai la tête et le cœur brisés. Et pourtant quand la nuit vient, au lieu de songer à me distraire en écrivant, je me jette sur mon lit, et je m’efforce de retomber dans ce demi-sommeil qui m’apporte mon rêve ou plutôt mon demi-rêve musical ; car il y a quelque chose de réel là-dessous. Un véritable violon résonne certainement dans la chambre de quelque prisonnier : mais que joue-t-il, et de quelle façon ? Il est trop loin pour que j’entende autre chose que des sons entrecoupés. Mon esprit malade invente le reste, je n’en doute pas. Il est dans ma destinée désormais de ne pouvoir douter de la mort d’Albert, et de ne pouvoir pas non plus l’accepter comme un malheur accompli. C’est qu’apparemment il est dans ma nature d’espérer en dépit de tout, et de ne point me soumettre à la rigueur du sort.

« Il y a trois nuits, je m’étais enfin endormie tout à fait, lorsque je fus réveillée par un léger bruit dans ma chambre. J’ouvris les yeux. La nuit était fort sombre, et je ne pouvais rien distinguer. Mais j’entendis distinctement marcher auprès de mon lit, quoiqu’on marchât avec précaution. Je pensai que c’était madame Schwartz qui prenait la peine de venir s’assurer de mon état, et je lui adressai la parole ; mais on ne me répondit que par un profond soupir, et on sortit sur la pointe du pied ; j’entendis refermer et verrouiller ma porte ; et comme j’étais fort accablée, je me rendormis sans faire beaucoup d’attention à cette circonstance. Le lendemain, j’en avais un souvenir si confus et si lourd, que je n’étais pas sûre de ne pas l’avoir rêvé. J’eus le soir un dernier accès de fièvre plus complet que les autres, mais que je préférai beaucoup à mes insomnies inquiètes et à mes rêveries décousues. Je dormis complètement, je rêvai beaucoup, mais je n’entendis pas le lugubre violon, et, chaque fois que je m’éveillai, je sentis bien nettement la différence du sommeil au réveil. Dans un de ces intervalles, j’entendis la respiration égale et forte d’une personne endormie non loin de moi. Il me semblait même distinguer quelqu’un sur mon fauteuil. Je ne fus point effrayée. Madame Schwartz était venue à minuit m’apporter de la tisane ; je crus que c’était elle encore. J’attendis quelque temps sans vouloir l’éveiller, et lorsque je crus m’apercevoir qu’elle s’éveillait d’elle-même, je la remerciai de sa sollicitude, et lui demandai l’heure qu’il était. Alors on s’éloigna, et j’entendis comme un sanglot étouffé, si déchirant, si effrayant, que la sueur m’en vient encore au front quand je me le rappelle. Je ne saurais dire pourquoi il me fit tant d’impression ; il me sembla qu’on me regardait comme très-malade, peut-être comme mourante, et qu’on m’accordait quelque pitié : mais je ne me trouvais pas assez mal pour me croire en danger, et d’ailleurs il m’était tout à fait indifférent de mourir d’une mort si peu douloureuse, si peu sentie, et au milieu d’une vie si peu regrettable. Dès que madame Schwartz rentra chez moi à sept heures du matin, comme je ne m’étais pas rendormie et que j’avais passé les dernières heures de la nuit dans un état de lucidité parfaite, j’avais un souvenir très-net de cette étrange visite. Je priai ma geôlière de me l’expliquer ; mais elle secoua la tête en me disant qu’elle ne savait ce que je voulais dire, qu’elle n’était pas revenue depuis minuit, et que, comme elle avait toutes les clés des cellules confiées à sa garde sous son oreiller pendant qu’elle dormait, il était bien certain que j’avais fait un rêve ou que j’avais eu une vision. J’étais pourtant si loin d’avoir eu le délire, que je me sentis assez bien vers midi pour désirer prendre l’air. Je descendis sur l’esplanade, toujours accompagnée de mon rouge-gorge qui semblait me féliciter sur le retour de mes forces. Le temps était fort agréable. La chaleur commence à se faire sentir ici, et les brises apportent de la campagne de tièdes bouffées d’air pur, de vagues parfums d’herbes, qui réjouissent le cœur malgré qu’on en ait. Gottlieb accourut. Je le trouvai fort changé, et beaucoup plus laid que de coutume. Pourtant il y a une expression de bonté angélique et même de vive intelligence dans le chaos de cette physionomie lorsqu’elle s’illumine. Il avait ses gros yeux si rouges et si éraillés, que je lui demandai s’il y avait mal.

« — J’y ai mal, en effet, me répondit-il, parce que j’ai beaucoup pleuré.

« — Et quel chagrin as-tu donc, mon pauvre Gottlieb ?

« — C’est qu’à minuit, ma mère est descendue de la cellule en disant à mon père : « Le numéro 3 est très-malade ce soir. Il a la fièvre tout de bon. Il faudra mander le médecin. Je ne me soucie pas que cela nous meure entre les mains. » Ma mère croyait que j’étais endormi ; mais moi je n’avais pas voulu m’endormir avant de savoir ce qu’elle dirait. Je savais bien que tu avais la fièvre ; mais quand j’ai entendu que c’était dangereux, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer, jusqu’à ce que le sommeil m’ait vaincu. Je crois bien pourtant que j’ai pleuré toute la nuit en dormant, car je me suis éveillé ce matin avec les yeux en feu, et mon coussin était tout trempé de larmes. »

« L’attachement du pauvre Gottlieb m’a vivement attendrie, et je l’en ai remercié en serrant sa grande patte noire qui sent le cuir et la poix d’une lieue. Puis l’idée m’est venue que Gottlieb pourrait bien, dans son zèle naïf, m’avoir rendu cette visite nocturne plus qu’inconvenante. Je lui ai demandé s’il ne s’était pas relevé, et s’il n’était pas venu écouter à ma porte. Il m’a assuré n’avoir pas bougé, et j’en suis persuadée maintenant. Il faut que l’endroit où il couche soit situé de façon à ce que, de ma chambre, je l’entende respirer et gémir par quelque fissure de la muraille, par la cachette où je mets mon argent et mon journal, peut-être. Qui sait si cette ouverture ne communique pas, par une coulée invisible, à celle où Gottlieb met aussi ses trésors, son livre et ses outils de cordonnier, dans la cheminée de la cuisine ? J’ai du moins en ceci un rapport bien particulier avec Gottlieb, puisque tous deux nous avons, comme les rats ou les chauves-souris, un méchant nid dans un trou de mur, où toutes nos richesses sont enfouies à l’ombre. J’allais risquer quelques interrogations là-dessus, lorsque j’ai vu sortir du logis des Schwartz et s’avancer sur l’esplanade un personnage que je n’avais pas encore vu ici, et dont l’aspect m’a causé une terreur incroyable, bien que je ne fusse pas encore sûre de ne pas me tromper sur son compte.

« — Qu’est-ce que cet homme-là ? ai-je demandé à Gottlieb à demi-voix.

« — Ce n’est rien de bon, m’a-t-il répondu de même. C’est le nouvel adjudant. Voyez comme Belzébuth fait le gros dos en se frottant contre ses jambes ! Ils se connaissent bien, allez !

« — Mais comment s’appelle-t-il ? »

« Gottlieb allait me répondre, lorsque l’adjudant lui dit d’une voix douce et avec un sourire bienveillant, en lui montrant la cuisine : « Jeune homme, on vous demande là-dedans. Votre père vous appelle. »

« Ce n’était qu’un prétexte pour être seul avec moi, et Gottlieb s’étant éloigné, je me trouvai face à face… devine avec qui, ami Beppo ? Avec le gracieux et féroce recruteur que nous avons si mal à propos rencontré dans les sentiers du Bœhmer-Wald, il y a deux ans, avec M. Mayer en personne. Je ne pouvais plus le méconnaître ; sauf qu’il a pris encore plus d’embonpoint, c’est le même homme, avec son air avenant, sans façon, son regard faux, sa perfide bonhomie, et son broum, broum