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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

faisait pas prier, l’article complaisance infatigable (dans tout ce qui tient aux services autorisés par la consigne) étant porté en compte et noté à un prix fort élevé. Il arriva donc qu’en traversant cette cuisine dont une porte s’ouvrait sur l’esplanade, Consuelo finit par apercevoir et remarquer Gottlieb. Cette figure d’enfant avorté sur le corps d’un géant mal bâti la frappa de dégoût d’abord, et ensuite de pitié. Elle lui adressa la parole, l’interrogea avec bonté, et s’efforça de le faire causer. Mais elle trouva son esprit paralysé soit par la maladie, soit par une excessive timidité ; car il ne la suivait sur le rempart que poussé de force par ses parents, et ne répondait à ses questions que par monosyllabes. Elle craignit donc, en s’occupant de lui, d’aggraver l’ennui qu’elle lui supposait, et s’abstint de lui parler, et même de le regarder, après avoir déclaré à son père qu’elle ne lui trouvait pas la moindre disposition pour l’art oratoire.

Consuelo avait été de nouveau fouillée par madame Schwartz, le soir où elle avait revu son camarade Porporino et le public de Berlin pour la dernière fois. Mais elle avait réussi à tromper la vigilance du cerbère femelle. L’heure était avancée, la cuisine était sombre, et madame Schwartz de mauvaise humeur d’être réveillée dans son premier sommeil. Tandis que Gottlieb dormait dans une chambre, ou plutôt dans une niche donnant sur l’atelier culinaire, et que M. Schwartz montait pour ouvrir d’avance la double porte de fer de la cellule, Consuelo s’était approchée du feu qui dormait sous la cendre, et, tout en feignant de caresser Belzébuth, elle avait cherché un moyen de sauver ses ressources des griffes de la fouilleuse, afin de n’être plus à sa discrétion absolue. Pendant que madame Schwartz rallumait sa lampe et mettait ses lunettes, Consuelo avait remarqué, au fond de la cheminée, à la place où Gottlieb se tenait habituellement, un enfoncement dans la muraille, à la hauteur de son bras, et, dans cette case mystérieuse, le livre des sermons et le soulier éternel du pauvre idiot. C’était là sa bibliothèque et son atelier. Ce trou noirci par la suie et la fumée contenait toutes les richesses, toutes les délices de Gottlieb. D’un mouvement prompt et adroit, Consuelo y posa sa bourse, et se laissa ensuite examiner patiemment par la vieille parque, qui l’importuna longtemps en passant ses doigts huileux et crochus sur tous les plis de son vêtement, surprise et courroucée de n’y rien trouver. Le sang-froid de Consuelo qui, après tout, ne mettait pas beaucoup d’importance à réussir dans sa petite entreprise, finit par persuader à la geôlière qu’elle n’avait rien ; et elle put, dès que l’examen fut fini, reprendre lestement sa bourse et la garder dans sa main sous sa pelisse jusque chez elle. Là elle s’occupa de la cacher, sachant bien que, pendant sa promenade, on venait chaque jour examiner sa cellule avec soin. Elle ne trouva rien de mieux que de porter toujours sa petite fortune sur elle, cousue dans une ceinture, madame Schwartz n’ayant pas le droit de la fouiller, hors le cas de sortie.

Cependant la première somme que madame Schwartz avait saisie sur sa prisonnière le jour de son arrivée était déjà épuisée depuis longtemps, grâce à la rédaction ingénieuse des mémoires de M. Schwartz. Lorsqu’il eut fait de nouveaux frais assez maigres, et un nouveau mémoire assez rond, selon sa prudente et lucrative coutume, trop timoré pour parler d’affaires et pour demander de l’argent à une personne condamnée à n’en point avoir, mais bien renseigné par elle, dès le premier jour, sur les économies qu’elle avait confiées au Porporino, ledit Schwartz s’était rendu, sans lui rien dire, à Berlin, et avait présenté sa note à ce fidèle dépositaire. Le Porporino, averti par Consuelo, avait refusé de solder la note avant qu’elle fût approuvée par la consommatrice, et avait renvoyé le créancier à son amie, qu’il savait munie par lui d’une nouvelle somme.

Schwartz rentra pâle et désespéré, criant à la banqueroute, et se regardant comme volé, bien que les cent premiers ducats saisis sur la prisonnière eussent payé le quadruple de toute la dépense qu’elle avait faite depuis deux mois. Madame Schwartz supporta ce prétendu dommage avec la philosophie d’une tête plus forte et d’un esprit plus persévérant.

« Sans doute nous sommes pillés comme dans un bois, dit-elle ; mais est-ce que tu as jamais compté sur cette prisonnière pour gagner ta pauvre vie ? Je t’avais averti de ce qui t’arrive. Une comédienne ! cela n’a pas d’économies. Un comédien pour mandataire ? cela n’a pas d’honneur. Allons, nous avons fait une perte de deux cents ducats. Mais nous nous rattraperons sur les autres pratiques qui sont bonnes. Cela t’apprendra seulement à ne pas offrir inconsidérément tes services aux premiers venus. Je ne suis pas fâchée, Schwartz, que tu reçoives cette petite leçon. Maintenant je vais me donner le plaisir de mettre au pain sec, et même au pain moisi, cette péronnelle, qui n’a pas même l’attention de mettre un frédéric d’or dans sa poche en rentrant, pour payer la peine de la fouilleuse, et qui a l’air de regarder Gottlieb comme un imbécile sans ressources, parce qu’il ne lui fait pas la cour. Espèce, va !… »

En grommelant ainsi, et en haussant les épaules, madame Schwartz reprit le cours de ses occupations, et, se trouvant sous la cheminée auprès de Gottlieb, elle lui dit, tout en écumant ses pots :

« Qu’est-ce que tu dis de cela, toi, petit futé ? »

Elle parlait ainsi pour parler, car elle savait bien que Gottlieb entendait tout de la même oreille que son chat Belzébuth.

« Mon soulier avance, mère ! répondit Gottlieb avec un sourire égaré. Je vais bientôt en recommencer une nouvelle paire !

— Oui ! dit la vieille en hochant la tête d’un air de pitié. Comme cela tu en fais une paire tous les jours ? Continue mon garçon… cela te fera un beau revenu !… Mon Dieu, mon Dieu !… » ajouta-t-elle en recouvrant ses marmites, et d’un ton de plainte résignée, comme si l’indulgence maternelle eût donné des entrailles pieuses à ce cœur pétrifié à tous égards.

Ce jour-là, Consuelo, ne voyant point paraître son dîner, se douta de ce qui était arrivé, bien qu’elle eût peine à croire que cent ducats eussent été absorbés en si peu de temps et par un si chétif ordinaire. Elle s’était tracé d’avance un plan de conduite à l’égard des Schwartz. N’ayant pas encore reçu une obole du roi de Prusse, et craignant fort de rester sur les promesses du passé pour tout salaire (Voltaire s’en allait payé de la même monnaie), elle savait bien que le peu d’argent qu’elle avait gagné en charmant les oreilles de quelques personnages moins avares, mais moins riches, ne la mènerait pas loin, pour peu que sa captivité se prolongeât, et que M. Schwartz ne modifiât pas ses prétentions. Elle voulait le forcer à en rabattre, et, pendant deux ou trois jours, elle se contenta du pain et de l’eau qu’il lui apportait, sans faire mine de s’apercevoir de ce changement dans son régime. Le poêle commençait à être aussi négligé que les autres soins, et Consuelo souffrit le froid sans se plaindre. Heureusement il n’était plus d’une rigueur insupportable ; on était au mois d’avril, saison moins printanière en Prusse que chez nous, mais où la température commençait pourtant à s’adoucir.

Avant d’entrer en pourparler avec son tyran cupide, elle songeait à mettre ses fonds en sûreté ; car elle ne pouvait pas trop se flatter de n’être pas soumise à un examen arbitraire et à une saisie nouvelle aussitôt qu’elle avouerait ses ressources. La nécessité rend clairvoyant quand elle ne peut nous rendre ingénieux. Consuelo n’avait aucun outil avec lequel elle pût creuser le bois ou soulever la pierre. Mais le lendemain, en examinant, avec la minutieuse patience dont les prisonniers sont seuls capables, tous les recoins de sa cellule, elle finit par découvrir une brique qui ne paraissait pas être aussi bien jointe au mur que les autres. À force d’en gratter les contours avec ses ongles, elle enleva l’enduit, et remarqua qu’il n’était pas formé de ciment, comme dans les autres endroits, mais d’une matière friable qu’elle présuma être de la mie de pain desséchée. Elle réussit à détacher la brique, et trouva, derrière, un petit