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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

réservés étaient en petit nombre, et portaient sur les articles où il avait moins de chance de profit avec les prisonniers que de chances de danger relativement à sa place.

« Est-elle simple, disait-il en parlant de Consuelo à sa femme, de s’imaginer que pour gagner tous les jours quelques groschen sur une bougie, je vais m’exposer à être chassé !

— Fais bien attention, lui répondait son épouse, qui était l’Égérie de ses inspirations cupides, de ne pas lui avancer un seul dîner quand sa bourse sera épuisée.

— Ne t’inquiète pas. Elle a des économies, elle me l’a dit, et M. Porporino, chanteur du théâtre, en est le dépositaire.

— Mauvaise créance ! reprenait la femme. Relis donc le code de nos lois prussiennes ; tu en verras une relative aux comédiens, qui dégage tout débiteur de toute réclamation de leur part. Prends donc garde que le dépositaire de ladite demoiselle n’invoque la loi, et ne retienne l’argent quand tu lui présenteras tes comptes.

— Mais puisque son engagement avec le théâtre n’est pas rompu par l’emprisonnement, puisqu’elle doit continuer ses fonctions, je ferai une saisie sur la caisse du théâtre.

— Et qui t’assure qu’elle touchera ses appointements ? Le roi connaît la loi mieux que personne, et si c’est son bon plaisir de l’invoquer…

— Tu penses à tout, femme ! disait M. Schwartz. Je serai sur mes gardes. Pas d’argent ? pas de cuisine, pas de feu, le mobilier de rigueur. La consigne à la lettre. »

C’est ainsi que le couple Schwartz devisait sur le sort de Consuelo. Quant à elle, lorsqu’elle se fut bien assurée que l’honnête gardien était incorruptible à l’endroit de la bougie, elle prit son parti, et arrangea ses journées de manière à ne point trop souffrir de la longueur des nuits. Elle s’abstint de chanter durant le jour, afin de se réserver cette occupation pour le soir. Elle s’abstint même autant que possible de penser à la musique et d’entretenir son esprit de réminiscences ou d’inspirations musicales avant les heures de l’obscurité. Au contraire, elle donna la matinée et la journée aux réflexions que lui suggérait sa position, au souvenir des événements de sa vie, et à la recherche rêveuse des éventualités de l’avenir. De cette manière, elle réussit, en peu de temps, à faire deux parts de sa vie, une toute philosophique, une toute musicale ; et elle reconnut qu’avec de l’exactitude et de la persévérance on peut, jusqu’à un certain point, faire fonctionner régulièrement et soumettre à la volonté ce coursier capricieux et rétif de la fantaisie, cette muse fantasque de l’imagination. En vivant sobrement, en dépit des prescriptions et des insinuations de M. Schwartz, et en faisant beaucoup d’exercice, même sans plaisir, sur le rempart, elle parvint à se sentir très calme le soir, et à employer agréablement ces heures de ténèbres que les prisonniers, en voulant forcer le sommeil pour échapper à l’ennui, remplissent de fantômes et d’agitations. Enfin, en ne donnant que six heures au sommeil, elle fut bientôt assurée de dormir paisiblement toutes les nuits, sans que jamais un excès de repos empiétât sur la tranquillité de la nuit suivante.

Au bout de huit jours, elle s’était déjà si bien faite à sa prison, qu’il lui semblait qu’elle n’eût jamais vécu autrement. Ses soirées, si redoutables d’abord, étaient devenues ses heures les plus agréables ; et les ténèbres, loin de lui causer l’effroi qu’elle en attendait, lui révélèrent des trésors de conception musicale, qu’elle portait en elle depuis longtemps sans avoir pu en faire usage et les formuler, dans l’agitation de sa profession de virtuose. Lorsqu’elle sentit que l’improvisation, d’une part, et de l’autre l’exécution de mémoire suffiraient à remplir ses soirées, elle se permit de consacrer quelques heures de la journée à noter ses inspirations, et à étudier ses auteurs avec plus de soin encore qu’elle n’avait pu le faire au milieu de mille émotions, ou sous l’œil d’un professeur impatient et systématique. Pour écrire la musique, elle se servit d’abord d’une épingle, au moyen de laquelle elle piquait les notes dans les interlignes, puis de petits éclats de bois enlevés à ses meubles, qu’elle faisait ensuite noircir contre le poêle, au moment où il était le plus ardent. Mais comme ces procédés prenaient du temps, et qu’elle avait une très-petite provision de papier réglé, elle reconnut qu’il valait mieux exercer encore la robuste mémoire dont elle était douée, et y loger avec ordre les nombreuses compositions que chaque soir faisait éclore. Elle en vint à bout, et, en pratiquant, elle put revenir de l’une à l’autre sans les avoir écrites et sans les confondre.

Cependant, comme sa chambre était fort chaude, grâce au surcroît de combustibles que M. Schwartz ajoutait bénévolement à la ration de l’établissement, et comme le rempart où elle se promenait était sans cesse rasé par un vent glacial, elle ne put échapper à quelques jours d’enrouement, qui la privèrent de la distraction d’aller chanter au théâtre de Berlin. Le médecin de la prison, qui avait été chargé de la voir deux fois par semaine, et de rendre compte de l’état de sa santé à M. de Pœlnitz, écrivit qu’elle avait une extinction de voix, précisément le jour où le baron se proposait, avec l’agrément du roi, de la faire reparaître devant le public. Sa sortie fut donc retardée, sans qu’elle en eût le moindre chagrin ; elle ne désirait pas respirer l’air de la liberté, avant de s’être assez familiarisée avec sa prison pour y rentrer sans regret.

En conséquence, elle ne soigna pas son rhume avec tout l’amour et toute la sollicitude qu’une cantatrice nourrit ordinairement pour le précieux organe de son gosier. Elle ne s’abstint pas de la promenade, et il en résulta un peu de fièvre durant plusieurs nuits. Elle éprouva alors un petit phénomène que tout le monde connaît. La fièvre amène dans le cerveau de chaque individu une illusion plus ou moins pénible. Les uns s’imaginent que l’angle formé par les murailles de l’appartement se rapproche d’eux, en se rétrécissant, jusqu’à leur presser et leur écraser la tête. Ils sentent peu à peu l’angle se desserrer, s’élargir, les laisser libres, retourner à sa place, pour revenir encore, se resserrer de nouveau et recommencer continuellement la même alternative de gêne et de soulagement. D’autres prennent leur lit pour une vague qui les soulève, les porte jusqu’au baldaquin, et les laisse retomber, pour se soulever encore et les ballotter obstinément. Le narrateur de cette véridique histoire subit la fièvre sous la forme bizarre d’une grosse ombre noire, qu’il voit se dessiner horizontalement sur une surface brillante au milieu de laquelle il se trouve placé. Cette tache d’ombre, nageant sur le sol imaginaire, est dans un continuel mouvement de contraction et de dilatation. Elle s’élargit jusqu’à couvrir entièrement la surface brillante, et tout aussitôt elle diminue, se resserre, et arrive à n’être plus qu’une ligne déliée comme un fil, après quoi elle s’étend de nouveau pour se développer et s’atténuer sans cesse. Cette vision n’aurait rien de désagréable pour le rêveur, si, par une sensation maladive assez difficile à faire comprendre, il ne s’imaginait être lui-même ce reflet obscur d’un objet inconnu flottant sans repos sur une arène embrasée par les feux d’un soleil invisible : à tel point que lorsque l’ombre imaginaire se contracte, il lui semble que son être s’amoindrit et s’allonge jusqu’à devenir l’ombre d’un cheveu ; tandis que lorsqu’elle se dilate, il sent sa substance se dilater également jusqu’à figurer l’ombre d’une montagne enveloppant une vallée. Mais il n’y a dans le rêve ni montagne ni vallée. Il n’y a rien que le reflet d’un corps opaque faisant sur un reflet de soleil le même exercice que la prunelle noire du chat dans son iris transparente, et cette hallucination, qui n’est point accompagnée de sommeil, devient une angoisse des plus étranges.

Nous pourrions citer une personne qui, dans la fièvre, voit tomber le plafond à chaque instant ; une autre qui se croit devenue un globe flottant dans l’espace ; une troisième qui prend la ruelle de son lit pour un précipice, et qui croit toujours tomber à gauche, tandis qu’une quatrième se sent toujours entraînée à droite. Mais chaque lecteur pourrait fournir ses observations et