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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

« Mademoiselle, dit-il, lorsqu’elle l’eut rejoint dans le salon, vous allez me suivre tout de suite chez le roi. Dépêchez-vous, le roi n’attend pas.

_ Je n’irai pas chez le roi en pantoufles et en robe de chambre, répondit la Porporina.

— Je vous donne cinq minutes pour vous habiller décemment, reprit Buddenbrock en tirant sa montre, et en lui faisant signe de rentrer dans sa chambre. »

Consuelo, effrayée, mais résolue d’assumer sur sa tête tous les dangers et tous les malheurs qui pourraient menacer la princesse et le baron de Trenck, s’habilla en moins de temps qu’on lui en avait donné, et reparut devant Buddenbrock avec une tranquillité apparente. Celui-ci avait vu au roi un air irrité, en donnant l’ordre d’amener la délinquante, et l’ire royale avait passé aussitôt en lui, sans qu’il sût de quoi il s’agissait. Mais en trouvant Consuelo si calme, il se rappela que le roi avait un grand faible pour cette fille : il se dit qu’elle pourrait bien sortir victorieuse de la lutte qui allait s’engager, et lui garder rancune de ses mauvais traitements. Il jugea à propos de redevenir humble avec elle, pensant qu’il serait toujours temps de l’accabler lorsque sa disgrâce serait consommée. Il lui offrit la main avec une courtoisie gauche et guindée, pour la faire monter dans la voiture qu’il avait amenée ; et, prenant un air judicieux et fin :

« Voilà, Mademoiselle, lui dit-il en s’asseyant vis-à-vis d’elle, le chapeau à la main, une magnifique matinée d’hiver !

— Certainement, monsieur le baron, répondit Consuelo d’un air moqueur, le temps est magnifique pour faire une promenade hors des murs. »

En parlant ainsi, Consuelo pensait, avec un enjouement stoïque qu’elle pourrait bien passer, en effet, le reste de cette magnifique journée sur la route de quelque forteresse. Mais Buddenbrock, qui ne concevait pas la sérénité d’une résignation héroïque, crut qu’elle le menaçait de le faire disgracier et enfermer si elle triomphait de l’épreuve orageuse qu’elle allait affronter. Il pâlit, s’efforça d’être agréable, n’en put venir à bout, et resta soucieux et décontenancé, se demandant avec angoisse en quoi il avait pu déplaire à la Porporina.

Consuelo fut introduite dans un cabinet, dont elle eut le loisir d’admirer l’ameublement couleur de rose, fané, éraillé par les petits chiens qui s’y vautraient sans cesse, saupoudré de tabac, en un mot très-malpropre. Le roi n’y était pas encore, mais elle entendit sa voix dans la chambre voisine, et c’était une affreuse voix lorsqu’elle était en colère :

« Je vous dis que je ferai un exemple de ces canailles, et que je purgerai la Prusse de cette vermine qui la ronge depuis trop longtemps, criait-il en faisant craquer ses bottes, comme s’il eût arpenté l’appartement avec agitation.

— Et Votre Majesté rendra un grand service à la raison et à la Prusse, répondit son interlocuteur ; mais ce n’est pas un motif pour qu’une femme…

— Si, c’est un motif, mon cher Voltaire. Vous ne savez donc pas que les pires intrigues et les plus infernales machinations éclosent dans ces petites cervelles-là ?

— Une femme, Sire, une femme !…

— Eh bien, quand vous le répéterez encore une fois ! Vous aimez les femmes, vous ! vous avez eu le malheur de vivre sous l’empire d’un cotillon, et vous ne savez pas qu’il faut les traiter comme des soldats, comme des esclaves, quand elles s’ingèrent dans les affaires sérieuses.

— Mais Votre Majesté ne peut croire qu’il y ait rien de sérieux dans toute cette affaire ? Ce sont des calmants et des douches qu’il faudrait employer avec les fabricants de miracles et adeptes du grand œuvre.

— Vous ne savez de quoi vous parlez, monsieur de Voltaire ! Si je vous disais, moi, que ce pauvre La Mettrie a été empoisonné !

— Comme le sera quiconque mangera plus que son estomac ne peut contenir et digérer. Une indigestion est un empoisonnement.

— Je vous dis, moi, que ce n’est pas sa gourmandise seulement qui l’a tué. On lui a fait manger un pâté d’aigle, en lui disant que c’était du faisan.

— L’aigle prussienne est fort meurtrière, je le sais ; mais c’est avec la foudre, et non avec le poison qu’elle frappe.

— Bien, bien ! épargnez-vous les métaphores. Je gagerais cent contre un que c’est un empoisonnement. La Mettrie avait donné dans leurs extravagances, le pauvre diable, et il racontait à qui voulait l’entendre, moitié sérieusement, moitié en se moquant, qu’on lui avait fait voir des revenants et des démons. Ils avaient frappé de folie cet esprit si incrédule et si léger. Mais, comme il avait abandonné Trenck, après avoir été son ami, ils l’ont châtié à leur manière. À mon tour, je les châtierai, moi ! et ils s’en souviendront. Quant à ceux qui veulent, à l’abri de ces supercheries infâmes, tramer des conspirations et déjouer la vigilance des lois… »

Ici le roi poussa la porte, qui était restée légèrement entr’ouverte, et Consuelo n’entendit plus rien. Au bout d’un quart d’heure d’attente et d’angoisse, elle vit enfin paraître le terrible Frédéric, affreusement vieilli et enlaidi par la colère. Il ferma toutes les portes avec soin, sans la regarder et sans lui parler ; et quand il revint vers elle, il avait dans les yeux quelque chose de si diabolique, qu’elle crut un instant qu’il avait dessein de l’étrangler. Elle savait que, dans ses accès de fureur, il retrouvait, comme malgré lui, les farouches instincts de son père, et qu’il ne se faisait pas faute de meurtrir les jambes de ses fonctionnaires publics à coups de botte, lorsqu’il était mécontent de leur conduite. La Mettrie riait de ces lâches brutalités, et assurait que cet exercice était excellent pour la goutte, dont le roi était prématurément attaqué. Mais La Mettrie ne devait plus faire rire le roi ni rire à ses dépens. Jeune, alerte, gras et fleuri, il était mort deux jours auparavant, à la suite d’un excès de table, et je ne sais quelle sombre fantaisie suggérait au roi le soupçon dans lequel il se complaisait, d’attribuer sa mort tantôt à la haine des jésuites, tantôt aux machinations des sorciers à la mode. Frédéric lui-même était, sans se l’avouer, sous le coup de cette vague et puérile terreur que les sciences occultes inspiraient à toute l’Allemagne.

« Écoutez-moi bien, vous ! dit-il à Consuelo, en la foudroyant de son regard. Vous êtes démasquée, vous êtes perdue ; vous n’avez qu’un moyen de vous sauver, c’est de tout confesser à l’instant même, sans détour, sans restriction. » Et comme Consuelo s’apprêtait à répondre : « À genoux, malheureuse, à genoux ! s’écria-t-il en lui montrant le parquet : ce n’est pas debout que vous pouvez faire de pareils aveux. Vous devriez être déjà le front dans la poussière. À genoux, vous dis-je, ou je ne vous écoute pas.

— Comme je n’ai absolument rien à vous dire, répondit Consuelo d’un ton glacial, vous n’avez pas à m’écouter ; et quant à me mettre à genoux, c’est ce que vous n’obtiendrez jamais de moi. »

Le roi songea pendant un instant à renverser par terre et à fouler aux pieds cette fille insensée. Consuelo regarda involontairement les mains de Frédéric qui s’étendaient vers elle convulsivement, et il lui sembla voir ses ongles s’allonger et sortir de ses doigts comme ceux des chats au moment de s’élancer sur leur proie. Mais les griffes royales rentrèrent aussitôt. Frédéric, au milieu de ses petitesses, avait trop de grandeur dans l’esprit, pour ne pas admirer le courage chez les autres. Il sourit en affectant un mépris qu’il était loin d’éprouver.

« Malheureuse enfant ! dit-il d’un air de pitié, ils ont réussi à faire de toi une fanatique. Mais écoute ! les moments sont précieux. Tu peux encore racheter ta vie ; dans cinq minutes il sera trop tard. Je te les donne, ces cinq minutes ; mets-les à profit. Décide-toi à tout révéler, ou bien prépare-toi à mourir.

— J’y suis toute préparée, répondit Consuelo, indignée d’une menace qu’elle jugeait irréalisable et mise en avant pour l’effrayer.

— Taisez-vous, et faites vos réflexions », dit le roi, en s’asseyant devant son bureau et en ouvrant un livre