Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/40

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34
LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

l’agrément du roi. Le roi ne veut pas qu’on offense ses comédiens, parce qu’il sait que l’engouement suit de près les huées. Mon ennui est donc sans remède, malgré votre généreuse intention. À cette langueur se joint tous les jours davantage le regret d’avoir préféré une existence si fausse et si vide d’émotions à une vie d’amour et de dévouement. Depuis l’aventure de Cagliostro surtout, une noire mélancolie est venue me saisir au fond de l’âme. Il ne se passe pas de nuit que je ne rêve d’Albert, et que je ne le revoie irrité contre moi, ou indifférent et préoccupé, parlant un langage incompréhensible, et livré à des méditations tout à fait étrangères à notre amour, tel que je l’ai vu dans la scène magique. Je me réveille baignée d’une sueur froide, et je pleure en songeant que, dans la nouvelle existence où la mort l’a fait entrer, son âme douloureuse et consternée se ressent peut-être de mes dédains et de mon ingratitude. Enfin, je l’ai tué, cela est certain ; et il n’est au pouvoir d’aucun homme, eût-il fait un pacte avec toutes les puissances du ciel et de l’enfer, de me réunir à lui. Je ne puis donc rien réparer en cette vie que je traîne inutile et solitaire, et je n’ai d’autre désir que d’en voir bientôt la fin.

X.

« N’as-tu donc pas contracté ici des amitiés nouvelles ? dit la princesse Amélie. Parmi tant de gens d’esprit et de talent que mon frère se vante d’avoir attirés à lui de tous les coins du monde, n’en est-il aucun qui soit digne d’estime ?

— Il en est certainement, Madame ; et si je ne m’étais sentie portée à la retraite et à la solitude, j’aurais pu trouver des âmes bienveillantes autour de moi. Mademoiselle Cochois…

— La marquise d’Argens, tu veux dire ?

— J’ignore si elle s’appelle ainsi.

— Tu es discrète, tu as raison. Eh bien, c’est une personne distinguée ?

— Extrêmement, et fort bonne au fond, quoiqu’elle soit un peu vaine des soins et des leçons de M. le marquis, et qu’elle regarde un peu du haut de sa grandeur les artistes, ses confrères.

— Elle serait fort humiliée, si elle savait qui tu es. Le nom de Rudolstadt est un des plus illustres de la Saxe, et celui de d’Argens n’est qu’une mince gentilhommerie provençale ou languedocienne. Et madame de Cocceï, comment est-elle ? la connais-tu ?

— Comme, depuis son mariage, mademoiselle Barberini ne danse plus à l’Opéra, et vit à la campagne le plus souvent, j’ai eu peu d’occasions de la voir. C’est de toutes les femmes de théâtre celle pour qui j’éprouvais le plus de sympathie, et j’ai été invitée souvent par elle et par son mari à aller les voir dans leurs terres ; mais le roi m’a fait entendre que cela lui déplairait beaucoup, et j’ai été forcée d’y renoncer, sans savoir pourquoi je subissais cette privation.

— Je vais te l’apprendre. Le roi a fait la cour à mademoiselle Barberini, qui lui a préféré le fils du grand chancelier, et le roi craint pour toi le mauvais exemple. Mais parmi les hommes, ne t’es-tu liée avec personne ?

— J’ai beaucoup d’amitié pour M. François Benda, le premier violoniste de Sa Majesté. Il y a des rapports entre sa destinée et la mienne. Il a mené la vie de zingaro dans sa jeunesse, comme moi dans mon enfance ; comme moi, il est fort peu enivré des grandeurs de ce monde, et il préfère la liberté à la richesse. Il m’a raconté souvent qu’il s’était enfui de la cour de Saxe pour partager la destinée errante, joyeuse et misérable des artistes de grand chemin. Le monde ne sait pas qu’il y a sur les routes et dans les rues des virtuoses d’un grand mérite. Ce fut un vieux juif aveugle qui fit, par monts et par vaux, l’éducation de Benda. Il s’appelait Lœbel, et Benda n’en parle qu’avec admiration, bien qu’il soit mort sur une botte de paille, ou peut-être même dans un fossé. Avant de s’adonner au violon, M. Franz Benda avait une voix superbe, et faisait du chant sa profession. Le chagrin et l’ennui la lui firent perdre à Dresde. Dans l’air pur de la vagabonde liberté, il acquit un autre talent, son génie prit un nouvel essor ; et c’est de ce conservatoire ambulant qu’est sorti le magnifique virtuose dont Sa Majesté ne dédaigne pas le concours dans sa musique de chambre. George Benda, son plus jeune frère, est aussi un original plein de génie, tour à tour épicurien et misanthrope. Son esprit fantasque n’est pas toujours aimable, mais il intéresse toujours. Je crois que celui-là ne parviendra pas à se ranger comme ses autres frères, qui tous portent avec résignation maintenant la chaîne dorée du dilettantisme royal. Mais lui, soit parce qu’il est le plus jeune, soit parce que son naturel est indomptable, parle toujours de prendre la fuite. Il s’ennuie de si bon cœur ici, que c’est un plaisir pour moi de m’ennuyer avec lui.

— Et n’espères-tu pas que cet ennui partagé amènera un sentiment plus tendre ? Ce ne serait pas la première fois que l’amour serait né de l’ennui.

— Je ne le crains ni ne l’espère, répondit Consuelo ; car je sens que cela n’arrivera jamais. Je vous l’ai dit, chère Amélie, il se passe en moi quelque chose d’étrange. Depuis qu’Albert n’est plus, je l’aime, je ne pense qu’à lui, je ne puis aimer que lui. Je crois bien, pour le coup, que c’est la première fois que l’amour est né de la mort, et c’est pourtant ce qui m’arrive. Je ne me console pas de n’avoir pas donné du bonheur à un être qui en était digne, et ce regret tenace est devenu une idée fixe, une sorte de passion, une folie peut-être !

— Cela m’en a un peu l’air, dit la princesse. C’est du moins une maladie… Et pourtant c’est un mal que je conçois bien et que j’éprouve aussi ; car j’aime un absent que je ne reverrai peut-être jamais : n’est-ce pas à peu près comme si j’aimais un mort ?… Mais, dis-moi, le prince Henri, mon frère, n’est-il pas un aimable cavalier ?

— Oui, certainement.

— Très-amateur du beau, une âme d’artiste, un héros à la guerre, une figure qui frappe et plaît sans être belle, un esprit fier et indépendant, l’ennemi du despotisme, l’esclave insoumis et menaçant de mon frère le tyran, enfin le meilleur de la famille à coup sûr. On dit qu’il est fort épris de toi ; ne te l’a-t-il pas dit ?

— J’ai écouté cela comme une plaisanterie.

— Et tu n’as pas envie de le prendre au sérieux ?

— Non, Madame.

— Tu es fort difficile, ma chère ; que lui reproches-tu ?

— Un grand défaut, ou du moins un obstacle invincible à mon amour pour lui : il est prince.

— Merci du compliment, méchante ! Ainsi il n’était pour rien dans ton évanouissement au spectacle ces jours passés ? On a dit que le roi, jaloux de la façon dont il te regardait, l’avait envoyé aux arrêts au commencement du spectacle, et que le chagrin t’avait rendue malade.

— J’ignorais absolument que le prince eût été mis aux arrêts, et je suis bien sûre de n’en pas être la cause. Celle de mon accident est bien différente. Imaginez, Madame, qu’au milieu du morceau que je chantais, un peu machinalement, comme cela ne m’arrive que trop souvent ici, mes yeux se portent au hasard vers les loges du premier rang qui avoisinent la scène ; et tout à coup, dans celle de M. Golowkin, je vois une figure pâle se dessiner dans le fond et se pencher insensiblement comme pour me regarder. Cette figure, c’était celle d’Albert, Madame. Je le jure devant Dieu, je l’ai vu, je l’ai reconnu ; j’ignore si c’était une illusion, mais il est impossible d’en avoir une plus terrible et plus complète.

— Pauvre enfant ! tu as des visions, cela est certain.

— Oh ! ce n’est pas tout. La semaine dernière, lorsque je vous eus remis la lettre de M. de Trenck, comme je me retirais, je m’égarai dans le palais et rencontrai, à l’entrée du cabinet de curiosités, M. Stoss, avec qui je m’arrêtai à causer. Eh bien, je revis cette même figure d’Albert, et je la revis menaçante comme je l’avais vue indifférente la veille au théâtre, comme je la revois sans cesse dans mes rêves, courroucée ou dédaigneuse.

— Et M. Stoss la vit aussi ?