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SPIRIDION.

grand savant de la terre. Maintenant, reçois mes adieux, mon enfant, et apprête-toi à quitter le cloître et à rentrer dans la vie.

— Que dites-vous ? m’écriai-je ; vous quitter ? retourner au monde ? Est-ce là votre amitié ? sont-ce là vos conseils ?

— Tu vois bien, dit-il, que c’en est fait de nous. Nous sommes une race finie, et Spiridion a été, à vrai dire, le dernier moine. Ô maître infortuné, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, toi aussi tu as bien souffert, et ta souffrance a été ignorée des hommes. Mais Dieu t’a reçu en expiation de tes erreurs sublimes, et il t’a envoyé, à tes derniers instants, l’instinct prophétique qui t’a consolé ; car ton grand cœur a dû oublier sa propre souffrance en apercevant l’avenir de la race humaine tourné vers l’idéal. Ainsi donc je suis arrivé au même résultat que toi. Quoique ta vie ait été consacrée seulement aux études théologiques, et que la mienne ait embrassé un plus large cercle de connaissances, nous avons trouvé la même conclusion ; c’est que le passé est fini et ne doit point entraver l’avenir, c’est que notre chute est aussi nécessaire que l’a été notre existence ; c’est que nous ne devons ni renier l’une, ni maudire l’autre. Eh bien, Spiridion, dans l’ombre de ton cloître et dans le secret de tes méditations, tu as été plus grand que ton maître : car celui-ci est mort en jetant un cri de désespoir et en croyant que le monde s’écroulait sur lui ; et toi tu t’es endormi dans la paix du Seigneur, rempli d’un divin espoir pour la race humaine. Oh ! oui, je t’aime mieux que Bossuet ; car tu n’as pas maudit ton siècle, et tu as noblement abjuré une longue suite d’illusions, incertitudes respectables, efforts sublimes d’une âme ardemment éprise de la perfection. Sois béni, sois glorifié : le royaume des cieux appartient à ceux dont l’esprit est vaste et dont le cœur est simple. »

Quand il eut parlé ainsi, il m’imposa les mains et me donna sa bénédiction ; puis, se mettant en devoir de se lever :

« Allons, dit-il, tu sais que l’heure est venue.

— Quelle heure donc, lui dis-je, et que voulez-vous faire ? Ces paroles ont déjà frappé mon oreille cette nuit, et je croyais avoir été le seul à les entendre. Dites, maître, que signifient-elles ?

— Ces paroles, je les ai entendues, me répondit-il ; car, pendant que tu descendais dans le tombeau de notre maître, j’avais ici un long entretien avec lui.

— Vous l’avez vu ? lui dis-je.

— Je ne l’ai jamais vu la nuit, mais seulement le jour, à la clarté du soleil. Je ne l’ai jamais vu et entendu en même temps : c’est la nuit qu’il me parle, c’est le jour qu’il m’apparaît. Cette nuit, il m’a expliqué ce que nous venons de lire et plus encore ; et, s’il t’a ordonné d’exhumer le manuscrit, c’est afin que jamais le doute n’entrât dans ton âme au sujet de ce que les hommes de ce siècle appelleraient nos visions et nos délires.

— Délires célestes, m’écriai-je, et qui me feraient haïr la raison, si la raison pouvait en anéantir l’effet ! Mais ne le craignez pas, mon père ; je porterai à jamais dans mon cœur la mémoire sacrée de ces jours d’enthousiasme.

— Maintenant, viens ! dit Alexis en se mettant à marcher dans sa cellule d’un pas assuré, et en redressant son corps brisé, avec la noblesse et l’aisance d’un jeune homme.

— Eh quoi ! Vous marchez ! Vous êtes donc guéri ! lui dis-je ; ceci est un prodige nouveau.

— La volonté est seule un prodige, répondit-il, et c’est la puissance divine qui l’accomplit en nous. Suis-moi, je veux revoir le soleil, les palmiers, les murs de ce monastère, la tombe de Spiridion et de Fulgence ; je me sens possédé d’une joie d’enfant ; mon âme déborde. Il faut que j’embrasse cette terre de douleurs et d’espérances où les larmes sont fécondes, et que nos genoux fatigués de prières n’ont pas creusée en vain. »

Nous descendîmes pour nous rendre au jardin ; mais en passant devant le réfectoire où les moines étaient rassemblés, il s’arrêta un instant, et jeta sur eux un regard de compassion.

En voyant debout devant eux cet Alexis qu’ils croyaient mourant, ils furent saisis d’épouvante, et un des convers qui les servait et qui se trouvait près de la porte, murmura ces mots :

« Les morts ressuscitent, c’est le présage de quelque malheur.

— Oui, sans doute, répondit Alexis en entrant dans le réfectoire par l’effet d’une subite résolution, un grand malheur vous menace. Et parlant à haute voix, avec un visage animé de l’énergie de la jeunesse, et les yeux étincelants du feu de l’inspiration : « Frères, dit-il, quittez la table, n’achevez pas votre pain, déchirez vos robes, abandonnez ces murs que la foudre ébranle déjà, ou bien préparez-vous à mourir ! »

Les moines, effrayés et consternés, se levèrent tumultueusement, comme s’ils se fussent attendus à quelque prodige. Le Prieur leur commanda de se rasseoir.

« Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que ce vieillard est en proie à un accès de délire ? Angel, reconduisez-le à son lit, et ne le laissez plus sortir de sa cellule ; je vous le commande.

— Frère, tu n’as plus rien à commander ici, reprit Alexis avec le calme de la force. Tu n’es plus chef, tu n’es plus moine, tu n’es plus rien. Il faut fuir, te dis-je ; ton heure et la nôtre à tous est venue. »

Les religieux s’agitèrent encore. Donatien les contint de nouveau, et craignant quelque scène violente :

« Tenez-vous tranquilles, leur dit-il, et laissez-le parler ; vous allez voir que ses idées sont troublées par la fièvre.

— Ô moines ! dit Alexis en soupirant, c’est vous dont la fièvre a troublé l’entendement ; vous, race jadis sublime, aujourd’hui abjecte ; vous qui avez engendré par l’esprit tant de docteurs et de prophètes que l’Église a persécutés et condamnés aux flammes ! vous qui avez compris l’Évangile et qui avez tenté courageusement de le pratiquer. Ô vous, disciples de l’Évangile éternel, pères spirituels du grand Amaury, de David de Dinant, de Pierre Valdo, de Ségarel, de Dulcin, d’Eon de l’Étoile, de Pierre de Bruys, de Lollard, de Wiclef, de Jean Huss, de Jérôme de Prague, et enfin de Luther ! moines qui avez compris l’égalité, la fraternité, la communauté, la charité et la liberté ! moines qui avez proclamé les éternelles vérités que l’avenir doit expliquer et mettre en pratique, et qui maintenant ne produisez plus rien, et ne pouvez plus rien comprendre ! C’est assez longtemps vous cacher sous les plis du manteau de saint Pierre, Pierre ne peut plus vous protéger ; c’est en vain que vous avez fait votre paix avec les pontifes et votre soumission aux puissants de la terre : les puissants ne peuvent plus rien pour vous. Le règne de l’Évangile éternel arrive, et vous n’êtes plus ses disciples ; et au lieu de marcher à la tête des peuples révoltés pour écraser les tyrannies, vous allez être abattus et foudroyés comme les suppôts de la tyrannie. Fuyez, vous dis-je, il vous reste une heure, moins d’une heure ! Déchirez vos robes et cachez-vous dans l’épaisseur des bois, dans les cavernes de la montagne ; la bannière du vrai Christ est dépliée, et son ombre vous enveloppe déjà.

— Il prophétise ! s’écrièrent quelques moines pâles et tremblants.

— Il blasphème, il apostasie ! s’écrièrent quelques autres indignés.

— Qu’on l’emmène, qu’on l’enferme ! » s’écria le Prieur bouleversé et frémissant de rage.

Nul n’osa cependant porter la main sur Alexis. Il semblait protégé par un ange invisible.

Il prit mon bras, car il trouvait que je ne marchais pas assez vite, et, sortant du réfectoire, il m’entraîna sous les palmiers. Il contempla quelque temps la mer et les montagnes avec délices ; puis, se retournant vers le nord, il me dit :

« Ils viennent ! ils viennent avec la rapidité de la foudre.

— Qui donc, mon père ?

— Les vengeurs terribles de la liberté outragée. Peut-être les représailles sont-elles insensées. Qui peut se sentir investi d’une telle mission, et garder le calme de