Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/299

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
61
SPIRIDION.

cette insatiable estime de toi-même qui t’a aveuglé quand tu pouvais approcher de l’idéal par la science, et qui t’a fait chercher ton idéal en toi seul ?

« — Tu mens ! m’écriai-je avec force, sans songer même à me demander qui pouvait me parler de la sorte. Tu mens ! je me suis toujours haï ; j’ai toujours été ennuyeux, accablant, insupportable à moi-même. J’ai cherché l’idéal partout avec l’ardeur du cerf qui cherche la fontaine dans un jour brûlant ; j’ai été consumé de la soif de l’idéal, et si je ne l’ai pas trouvé…

« — C’est la faute de l’idéal, n’est-ce pas ! interrompit la voix d’un ton de froide pitié. Il faut que Dieu comparaisse au tribunal de l’homme et lui rende compte du mystère dont il a osé s’envelopper, pendant que l’homme daignait se donner la peine de le chercher, et vous n’appelez pas cela de l’orgueil, vous autres !…

« — Vous autres ! repris-je frappé d’étonnement, et qui donc es-tu, toi qui regardes en pitié la race humaine, et qui te crois, sans doute, exempt de ses misères ?

« — Je suis, répondit la voix, celui que tu ne veux pas connaître, car tu l’as toujours cherché où il n’est pas. »

« À ces mots, je me sentis baigné de sueur de la tête aux pieds ; mon cœur tressaillit à rompre ma poitrine, et, me soulevant sur mon lit, je lui dis :

« — Es-tu donc celui qui dort sous la pierre ?

« — Tu m’as cherché sous la pierre, répondit-il, et la pierre t’a résisté. Tu devrais savoir que le bras d’un homme est moins fort que le ciment et le marbre. Mais l’intelligence transporte les montagnes, et l’amour peut ressusciter les morts.

« — Ô mon maître ! m’écriai-je avec transport, je te reconnais. Ceci est ta voix, ceci est ta parole. Béni sois-tu, toi qui me visites à l’heure de l’affliction. Mais où donc fallait-il te chercher, et où te retrouverai-je sur la terre ?

« — Dans ton cœur, répondit la voix. Fais-en une demeure où je puisse descendre. Purifie-le comme une maison qu’on orne et qu’on parfume pour recevoir un hôte chéri. Jusque là que puis-je faire pour toi ? »

« La voix se tut, et je parlai en vain : elle ne me répondit plus. J’étais seul dans les ténèbres. Je me sentis tellement ému que je fondis en larmes. Je repassai toute ma vie dans l’amertume de mon cœur. Je vis qu’elle était en effet un long combat et une longue erreur ; car j’avais toujours voulu choisir entre ma raison et mon sentiment, et je n’avais pas eu la force de faire accepter l’un par l’autre. Voulant toujours m’appuyer sur des preuves palpables, sur des bases jetées par l’homme, et ne trouvant pas ces bases suffisantes, je n’avais eu ni assez de courage ni assez de génie pour me passer du témoignage humain, et pour le rectifier avec cette puissante certitude que le ciel donne aux grandes âmes. Je n’avais pas osé rejeter la métaphysique et la géométrie là où elles détruisaient le témoignage de ma conscience. Mon cœur avait manqué de feu, partant mon cerveau de puissance pour dire à la science : — C’est toi qui te trompes ; nous ne savons rien, nous avons tout à apprendre. Si le chemin que nous suivons ne nous conduit pas à Dieu, c’est que nous nous sommes trompés de chemin ; retournons sur nos pas et cherchons Dieu car nous errons loin de lui dans les ténèbres ; et les hommes ont beau nous crier que notre habileté nous a faits dieux nous-mêmes, nous sentons le froid de la mort et nous sommes entraînés dans le vide comme des astres qui s’éteignent et qui dévient de l’ordre éternel.

« À partir de ce jour, je m’abandonnai aux mouvements les plus chaleureux de mon âme, et un grand prodige s’opéra en moi. Au lieu de me refroidir moralement avec la vieillesse, je sentis mon cœur, vivifié et renouvelé, rajeunir à mesure que mon corps penchait vers la destruction. Je sens la vie animale me quitter comme un vêtement usé ; mais à mesure que je dépouille cette enveloppe terrestre, ma conscience me donne l’intime certitude de mon immortalité. L’ami céleste est revenu souvent ; mais n’attends pas que j’entre dans le détail de ses apparitions. Ceci est toujours un mystère pour moi, un mystère que je n’ai pas cherché à pénétrer, et sur lequel il me serait impossible d’étendre le réseau d’une froide analyse : je sais trop ce qu’on risque à l’examen de certaines impressions ; l’esprit se glace à les disséquer, et l’impression s’efface. Quoique j’aie cru de mon devoir d’établir mes dernières croyances religieuses le plus logiquement possible dans quelques écrits dont je te fais le dépositaire, je me suis permis de laisser tomber un voile de poésie sur les heures d’enthousiasme et d’attendrissement qui, dissipant autour de moi les ténèbres du monde physique, m’ont mis en rapport direct avec cet esprit supérieur. Il est des choses intimes qu’il vaut mieux taire que de livrer à la risée des hommes. Dans l’histoire que j’ai écrite simplement de ma vie obscure et douloureuse, je n’ai pas fait mention de Spiridion. Si Socrate lui-même a été accusé de charlatanisme et d’imposture pour avoir révélé ses communications avec celui qu’il appelait son génie familier, combien plus un pauvre moine comme moi ne serait-il pas taxé de fanatisme s’il avouait avoir été visité par un fantôme ! Je ne l’ai pas fait, je ne le ferai pas. Et pourtant je m’en expliquerais naïvement avec le savant modeste et consciencieux qui, sans ironie et sans préjugé, voudrait pénétrer dans les merveilles d’un ordre de choses vieux comme le monde, qui attend une explication nouvelle. Mais où trouver un tel savant aujourd’hui ? L’œuvre de la science, en ces temps-ci, est de rejeter tout ce qui paraît surnaturel, parce que l’ignorance et l’imposture en ont trop longtemps abusé. De même que les hommes politiques sont forcés de trancher avec le fer les questions sociales, les hommes d’étude sont obligés, pour ouvrir un nouveau champ à l’analyse, de jeter au feu pêle-mêle le grimoire des sorciers et les miracles de la foi. Un temps viendra où, l’œuvre nécessaire de la destruction étant accomplie, on recherchera soigneusement, dans les débris du passé, une vérité qui ne peut se perdre, et qu’on saura démêler de l’erreur et du mensonge, comme jadis Crésus reconnut à des signes certains que tous les oracles étaient menteurs, excepté la Pythie de Delphes, qui lui avait révélé ses actions cachées avec une puissance incompréhensible. Tu verras peut-être l’aurore de cette science nouvelle, sans laquelle l’humanité est inexplicable, et son histoire dépourvue de sens. Tous les miracles, tous les augures, tous les prodiges de l’antiquité ne seront peut-être pas, aux yeux de tes contemporains, des tours de sorciers ou des terreurs imbéciles accréditées par les prêtres. Déjà la science n’a-t-elle pas donné une explication satisfaisante de beaucoup de phénomènes qui semblaient surnaturels à nos aïeux ? Certains faits qui semblent impossibles et mensongers en ce siècle auront peut-être une explication non moins naturelle et concluante quand la science aura élargi ses horizons. Quant à moi, bien que le mot prodige n’ait pas de sens pour mon entendement, puisqu’il peut s’appliquer aussi bien au lever du soleil chaque matin qu’à la réapparition d’un mort, je n’ai pas essayé de porter la lumière sur ces questions difficiles : le temps m’eût manqué. J’ai entendu parler de Mesmer ; je ne sais si c’est un imposteur ou un prophète ; je me méfie de ce que j’ai entendu rapporter, parce que les assertions sont trop hardies et les prétendues preuves trop complètes pour un ordre de découvertes aussi récent. Je ne comprends pas encore ce qu’ils entendent par ce mot magnétisme ; je t’engage à examiner ceci en temps et lieu pour moi, je n’ai pas eu le loisir de m’égarer dans ces propositions hardies ; j’ai évité même de me laisser séduire par elles. J’avais un devoir plus clair et plus pressé à accomplir, celui d’écrire, sous l’impression de mes entretiens avec l’Esprit, les fragments brisés de ma méditation éternelle. »

Ici Alexis s’interrompit, et posa sa main sur un livre que je connaissais bien pour le lui avoir souvent vu consulter, à mon grand étonnement, bien qu’il ne me parût formé que de feuillets blancs. Comme je le regardais avec surprise, il sourit :

« Je ne suis pas fou, comme tu le penses, reprit-il ;