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SPIRIDION.

sont des matelots, les autres sont des pilotes ; ceux-ci voient les écueils et les signalent, ceux-là les évitent ou viennent s’y briser, selon que le vent de la destinée les pousse à leur salut ou à leur perte ; et, quoi qu’il arrive des uns et des autres, le navire marche, et l’humanité ne peut ni périr, ni s’arrêter dans sa course éternelle.

« J’étais donc trop vieux pour vivre dans le présent, et trop jeune pour vivre dans le passé. Je fis mon choix, je retombai dans la vie d’étude et de méditation philosophique. Je recommençai tous mes travaux, les regardant avec raison comme manqués. Je relus avec une patience austère tout ce que j’avais lu avec une avidité impétueuse. J’osai mesurer de nouveau la terre et les cieux, la créature et le Créateur, sonder les mystères de la vie et de la mort, chercher la foi dans mes doutes, relever tout ce que j’avais abattu, et le reconstruire sur de nouvelles bases. En un mot, je cherchai à revêtir la Divinité de son mystère sublime, avec la même persévérance que j’avais mise à l’en dépouiller. C’est là que je connus, hélas ! combien il est plus difficile de bâtir que d’abattre. Il ne faut qu’un jour pour ruiner l’œuvre de plusieurs siècles. Dans le doute et la négation, j’avais marché à pas de géant ; pour me refaire un peu de foi, j’employai des années, et quelles années ! De combien de fatigues, d’incertitudes et de chagrins elles ont été remplies ! Chaque jour a été marqué par des larmes, chaque heure par des combats. Angel, Angel, le plus malheureux des hommes est celui qui s’est imposé une tâche immense, qui en a compris la grandeur et l’importance, qui ne peut trouver hors de ce travail ni satisfaction ni repos, et qui sens ses forces le trahir et sa puissance l’abandonner. Ô infortuné entre tous les fils des hommes, celui qui rêve de posséder la lumière refusée à son intelligence ! Ô déplorable entre toutes les générations des hommes, celle qui s’agite et se déchire pour conquérir la science promise à des siècles meilleurs ! Placé sur un sol mouvant, j’avais voulu bâtir un sanctuaire indestructible ; mais les éléments me manquaient aussi bien que la base. Mon siècle avait des notions fausses, des connaissance incomplètes, des jugements erronés sur le passé aussi bien que sur le présent. Je le savais, quoique j’eusse en main les documents réputés les plus parfaits de mon époque sur l’histoire des hommes et sur celle de la création ; je le savais, parce que je sentais en moi une logique toute puissante à laquelle tous ces documents, sur lesquels j’eusse voulu l’appuyer, venaient à chaque instant donner un démenti désespérant. Oh ! si j’avais pu me transporter, sur les ailes de ma pensée, à la source de toutes les connaissances humaines, explorer la terre sur toute sa surface et jusqu’au fond de ses entrailles, interroger les monuments du passé, chercher l’âge du monde dans les cendres dont son sein est le vaste sépulcre, et dans les ruines où des générations innombrables ont enseveli le souvenir de leur existence ! Mais il fallait me contenter des observations et des conjectures de savants et de voyageurs dont je sentais l’incompétence, la présomption et la légèreté. Il y avait des moments où, échauffé par ma conviction, j’étais résolu à partir comme missionnaire, afin d’aller fouiller tous ces débris illustres qu’on n’avait pas compris, ou déterrer tous ces trésors ignorés qu’on n’avait pas soupçonnés. Mais j’étais vieux ; ma santé, un instant raffermie à l’exercice et au grand air des montagnes, s’était de nouveau altérée dans l’humidité du cloître et dans les veilles du travail. Et puis, que de temps il m’eût fallu pour soulever seulement un coin imperceptible de ce voile qui me cachait l’univers ! D’ailleurs, je n’étais pas un homme de détail, et ces recherches persévérantes et minutieuses, que j’admirais dans les hommes purement studieux, n’étaient pas mon fait. Je n’étais homme d’action ni dans la politique ni dans la science ; je me sentais appelé à des calculs plus larges et plus élevés ; j’eusse voulu manier d’immenses matériaux, bâtir, avec le fruit de tous les travaux et de toutes les études, un vaste portique pour servir d’entrée à la science des siècles futurs.

« J’étais un homme de synthèse plus qu’un homme d’analyse. En tout j’étais avide de conclure, consciencieux jusqu’au martyre, ne pouvant rien accepter qui ne satisfît à la fois mon cœur et ma raison, mon sentiment et mon intelligence, et condamné à un éternel supplice ; car la soif de la vérité est inextinguible, et quiconque ne peut se payer des jugements de l’orgueil, de la passion ou de l’ignorance, est appelé à souffrir sans relâche. Oh ! m’écriais-je souvent, que ne suis-je un chartreux abruti par la peur de l’enfer, et dressé comme une bête de somme à creuser un coin de terre pour faire pousser quelques légumes, en attendant qu’il l’engraisse de sa dépouille ! Pourquoi toute mon affaire en ce monde n’est-elle pas de réciter des offices pour arriver au repos, et de manier une bêche pour me conserver en appétit ou pour chasser la réflexion importune, et parvenir dès cette vie à un état de mort intellectuelle ?

« Il m’arrivait quelquefois de jeter les yeux sur ceux de nos moines qui, par exception, se sont conservés sincèrement dévots : Ambroise, par exemple, que nous avons vu mourir l’an passé en odeur de sainteté, comme ils disent, et dont le corps était desséché par les jeûnes et les macérations : celui-là, à coup sur, était de bonne foi ; souvent il m’a fait envie. Une nuit ma lampe s’éteignit ; je n’avais pas achevé mon travail ; je cherchai de la lumière dans le cloître, j’en aperçus dans sa cellule ; la porte était ouverte, j’y pénétrai sans bruit pour ne pas le déranger, car je le supposais en prières, je le trouvai endormi sur son grabat ; sa lampe était posée sur une tablette tout auprès de son visage et donnant dans ses yeux. Il prenait cette précaution toutes les nuits depuis quarante ans au moins, pour ne pas s’endormir trop profondément et ne pas manquer d’une minute l’heure des offices. La lumière, tombant d’aplomb sur ses traits flétris, y creusait des ombres profondes, ravages d’une souffrance volontaire. Il n’était pas couché, mais appuyé seulement sur son lit et tout vêtu, afin de ne pas perdre un instant à des soins inutiles. Je regardai longtemps cette face étroite et longue, ces traits amincis par le jeûne de l’esprit encore plus que par celui du corps, ces joues collées aux os de la face comme une couche de parchemin, ce front mince et haut, jaune et luisant comme de la cire. Ce n’était vraiment pas un homme vivant, mais un squelette séché avec la peau, un cadavre qu’on avait oublié d’ensevelir, et que les vers avaient délaissé parce que sa chair ne leur offrait point de nourriture. Son sommeil ne ressemblait pas au repos de la vie, mais à l’insensibilité de la mort ; aucune respiration ne soulevait sa poitrine. Il me fit peur, car ce n’était ni un homme ni un cadavre ; c’était la vie dans la mort, quelque chose qui n’a pas de nom dans la langue humaine, et pas de sens dans l’ordre divin. C’est donc là un saint personnage ? pensai-je ; certes, les anachorètes de la Thébaïde n’ont ni jeûné, ni prié davantage ; et pourtant je ne vois ici qu’un objet d’épouvante, rien qui attire le respect, parce que tout ici repousse la sympathie. Quelle compassion Dieu peut-il avoir pour cette agonie et pour cette mort anticipées sur ses décrets ? Quelle admiration puis-je concevoir, moi homme, pour cette vie stérile et ce cœur glacé ! Ô vieillard, qui chaque soir allumes ta lampe comme un voyageur pressé de partir avant l’aurore, qui donc as-tu éclairé durant la nuit, qui donc as-tu guidé durant le jour ? À qui donc ton long et laborieux pèlerinage sur la terre a-t-il été secourable ? Tu n’as rien donné de toi à la terre, ni la substance de la reproduction animale, ni le fruit d’une intelligence productive, ni le service grossier d’un bras robuste, ni la sympathie d’un cœur tendre. Tu crois que Dieu a créé la terre pour te servir de cuve purificatoire, et tu crois avoir assez fait pour elle en lui léguant tes os ! Ah ! tu as raison de craindre et de trembler à cette heure ; tu fais bien de te tenir toujours prêt à paraître devant le juge ! Puisses-tu trouver à ton heure dernière, une formule qui t’ouvre la porte du ciel, ou un instant de remords qui t’absolve du pire de tous les crimes, celui de n’avoir rien aimé hors de toi ! Et, ainsi disant, je me retirai sans bruit, sans même vouloir allumer ma