Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/291

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
53
SPIRIDION.

chant tout d’une pièce comme des momies dans leur suaire d’hiéroglyphes. Quelque violent, quelque terrible, quelque sanglant que pût être le dénoûment du drame qui se préparait autour de moi, c’était l’histoire, c’était le mouvement éternel des choses, c’était l’action fatale ou providentielle du destin, c’était la vie, en un mot, qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave. J’aimai mieux être emporté par elle comme un brin d’herbe que d’aller chercher les vestiges d’une végétation pétrifiée sur des cendres à jamais refroidies.

« En même temps que mes idées prirent ce cours, une autre tentation vint m’assaillir : ce fut d’aller précisément me jeter au milieu du mouvement des choses, et de quitter cette terre où le réveil ne se faisait pas sentir encore, pour voir l’orage éclater. Oubliant alors que j’étais moine et que j’avais résolu de rester moine, je me sentais homme, et un homme plein d’énergie et de passions ; je songeais alors à ce que peut être la vie d’action, et, lassé de la réflexion, je me sentais emporté, comme un jeune écolier (je devrais plutôt dire comme un jeune animal), par le besoin de remuer et de dépenser mes forces. Ma vanité me berçait alors de menteuses promesses. Elle me disait que là un rôle utile m’attendait peut-être, que les idées philosophiques avaient accompli leur tâche, que le moment d’appliquer ces idées était venu, qu’il s’agissait désormais d’avoir de grands sentiments, que les caractères allaient être mis à l’épreuve, et que les grands cœurs seraient aussi nécessaires qu’ils seraient rares. Je me trompais. Les grandes époques engendrent les grands hommes ; et, réciproquement, les grandes actions naissent les unes des autres. La révolution française, tant calomniée à tes oreilles par tous ces imbéciles qu’elle épouvante et tous ces cafards qu’elle menace, enfante tous les jours, sans que tu t’en doutes, Angel, des phalanges de héros, dont les noms n’arrivent ici qu’accompagnés de malédictions, mais dont tu chercheras un jour avidement la trace dans l’histoire contemporaine.

« Quant à moi, je quitterai ce monde sans savoir clairement le mot de la grande énigme révolutionnaire, devant laquelle viennent se briser tant d’orgueils étroits ou d’intelligences téméraires. Je ne suis pas né pour savoir. J’aurai passé dans cette vie comme sur une pente rapide conduisant à des abîmes où je serai lancé sans avoir le temps de regarder autour de moi, et sans avoir servi à autre chose qu’à marquer par mes souffrances une heure d’attente au cadran de l’éternité. Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire de plus grands maux encore en vue de l’avenir que nous ne nous en sommes fait en vue du passé, je me dis que tout ce mal doit amener de grands biens ; car aujourd’hui je crois qu’il y a une action providentielle, et que l’humanité obéit instinctivement et sympathiquement aux grands et profonds desseins de la pensée divine.

« J’étais aux prises avec ce nouvel élan d’ambition, dernier éclair d’une jeunesse de cœur mal étouffée, et prolongée par cela même au delà des temps marqués pour la candeur et l’inexpérience. La révolution américaine m’avait tenté vivement, celle de France me tentait plus encore. Un navire faisant voile pour la France fut jeté sur nos côtes par des vents contraires. Quelques passagers vinrent visiter l’ermitage et s’y reposer, tandis que le navire se préparait à reprendre sa route. C’étaient des personnes distinguées ; du moins elles me parurent telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d’entendre parler avec liberté des événements politiques et du mouvement philosophique qui les produisait. Ces hommes étaient pleins de foi dans l’avenir, pleins de confiance en eux-mêmes. Ils ne s’entendaient pas beaucoup entre eux sur les moyens ; mais il était aisé de voir que tous les moyens leur sembleraient bons dans le danger. Cette manière d’envisager les questions les plus délicates de l’équité sociale me plaisait et m’effrayait en même temps ; tout ce qui était courage et dévoûment éveillait des échos endormis dans mon sein. Pourtant les idées de violence et de destruction aveugle troublaient mes sentiments de justice et mes habitudes de patience.

« Parmi ces gens-là il y avait un jeune Corse dont les traits austères et le regard profond ne sont jamais sortis de ma mémoire. Son attitude négligée, jointe à une grande réserve, ses paroles énergiques et concises, ses yeux clairs et pénétrants, son profil romain, une certaine gaucherie gracieuse qui semblait une méfiance de lui-même prête à se changer en audace emportée au moindre défi, tout me frappa dans ce jeune homme ; et, quoiqu’il affectât de mépriser toutes les choses présentes et de n’estimer qu’un certain idéal d’austérité spartiate, je crus deviner qu’il brûlait de s’élancer dans la vie, je crus pressentir qu’il y ferait des choses éclatantes. J’ignore si je me suis trompé. Peut-être n’a-t-il pu percer encore, peut-être son nom est-il un de ceux qui remplissent aujourd’hui le monde, ou peut-être encore est-il tombé sur un champ de bataille, tranché comme un jeune épi avant le temps de la moisson. S’il vit et s’il prospère, fasse le ciel que sa puissante énergie ait servi le développement de ses principes rigides, et non celui des passions ambitieuses ! Il remarqua peu le vieux ermite, et, quoique j’en fusse bien moins digne, il concentra toute son attention sur moi, durant le peu d’heures que nous passâmes à marcher de long en large sur la terrasse de rochers qui entoure l’ermitage. Sa démarche était saccadée, toujours rapide, à chaque instant brisée brusquement, comme le mouvement de la mer qu’il s’arrêtait pour écouter avec admiration ; car il avait le sentiment de la poésie mêlé à un degré extraordinaire à celui de la réalité. Sa pensée semblait embrasser le ciel et la terre ; mais elle était sur la terre plus qu’au ciel, et les choses divines ne lui semblaient que des institutions protectrices des grandes destinées humaines. Son Dieu était la volonté, la puissance son idéal, la force son élément de vie. Je me rappelle assez distinctement l’élan d’enthousiasme qui le saisit lorsque j’essayai de connaître ses idées religieuses.

« Oh ! s’écria-t-il vivement, je ne connais que Jéhovah, parce que c’est le Dieu de la force.

« Oh ! oui, la force ! c’est là le devoir, c’est là la révélation du Sinaï, c’est là le secret des prophètes !

« L’appétition de la force, c’est le besoin de développement que la nécessité inflige à tous les êtres. Chaque chose veut être parce qu’elle doit être. Ce qui n’a pas la force de vouloir est destiné à périr, depuis l’homme sans cœur jusqu’au brin d’herbe privé des sucs nourriciers. Ô mon père ! toi qui étudies les secrets de la nature, incline-toi devant la force ! Vois dans tout quelle âpreté d’envahissement, quelle opiniâtreté de résistance ! comme le lichen cherche à dévorer la pierre ! comme le lierre étreint les arbres, et, impuissant à percer leur écorce, se roule à l’entour comme un aspic en fureur ! Vois le loup gratter la terre et l’ours creuser la neige avant de s’y coucher. Hélas ! comment les hommes ne se feraient-ils pas la guerre, nation contre nation, individu contre individu ? comment la société ne serait-elle pas un conflit perpétuel de volontés et de besoins contraires, lorsque tout est travail dans la nature, lorsque les îlots de la mer se soulèvent les uns contre les autres, lorsque l’aigle déchire le lièvre et l’hirondelle le vermisseau, lorsque la gelée fend les blocs de marbre, et que la neige résiste au soleil ? Lève la tête ; vois ces masses granitiques qui se dressent sur nous comme des géants, et qui, depuis des siècles, soutiennent les assauts des vents déchaînés ! Que veulent ces dieux de pierre qui lassent l’haleine d’Éole ? pourquoi la résistance d’Atlas sous le fardeau de la matière ? pourquoi les terribles travaux du cyclope aux entrailles du géant, et les laves qui jaillissent de sa bouche ? C’est que chaque chose veut avoir sa place et remplir l’espace autant que sa puissance d’extension le comporte ; c’est que, pour détacher une parcelle de ces granites, il faut l’action d’une force extérieure formidable ; c’est que chaque être et chaque chose porte en soi les éléments de la production et de la destruction ; c’est que la création entière offre le spectacle d’un grand combat, où l’ordre et la durée ne reposent que sur la lutte incessante et universelle. Travaillons donc, créatures mortelles, travaillons à notre propre existence !