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SPIRIDION.

la charité, l’abnégation, la vie de l’âme en un mot. Je remarquais bien quelque puérilité dans les idées de mon compagnon rendu au calme de sa vie habituelle. Lorsque l’enthousiasme ne le soutenait plus, il redevenait capucin jusqu’à un certain point ; mais je n’essayai pas de combattre ses scrupules, et j’étais pénétré de respect pour la foi épurée au creuset d’une telle vertu.

« Lorsque l’ordre me vint de retourner au monastère, j’étais un peu malade ; la peur de me voir rapporter un germe de contagion fit attendre très-patiemment mon retour. Je reçus immédiatement une licence pour rester dehors le temps nécessaire à mon rétablissement ; temps qu’on ne limitait pas, et dont je résolus de faire le meilleur emploi possible.

« Jusque là une des principales idées qui m’avaient empêché de rompre mon vœu, c’était la crainte du scandale : non que j’eusse aucun souci personnel de l’opinion d’un monde avec lequel je ne désirais établir aucun rapport, ni que je conservasse aucun respect pour ces moines que je ne pouvais estimer ; mais une rigidité naturelle, un instinct profond de la dignité du serment, et, plus que tout cela peut-être, un respect invincible pour la mémoire d’Hébronius, m’avaient retenu. Maintenant que le couvent me rejetait, pour ainsi dire, de son enceinte, il me semblait que je pouvais l’abandonner sans faire un éclat de mauvais exemple et sans violer mes résolutions. J’examinai la vie que j’avais menée dans le cloître et celle que j’y pouvais mener encore. Je me demandai si elle pouvait produire ce qu’elle n’avait pas encore produit, quelque chose de grand ou d’utile. Cette vie de bénédictin que Spiridion avait pratiquée et rêvée sans doute pour ses successeurs, était devenue impossible. Les premiers compagnons de la savante retraite de Spiridion durent lui faire rêver les beaux jours du cloître et les grands travaux accomplis sous ces voûtes antiques, sanctuaire de l’érudition et de la persévérance ; mais Spiridion, contemporain des derniers hommes remarquables que le cloître ait produits, mourut pourtant dégoûté de son œuvre, à ce qu’on assure, et désillusionné sur l’avenir de la vie monastique, quant à moi, qui puis sans orgueil, puisqu’il s’agit de pénibles travaux entrepris, et non de glorieuses œuvres accomplies, dire que j’ai été le dernier des bénédictins en ce siècle, je voyais bien que même mon rôle de paisible érudit n’était plus tenable. Pour des études calmes, il faut un esprit calme ; et comment le mien eût-il pu l’être au sein de la tourmente qui grondait sur l’humanité ? Je voyais les sociétés prêtes à se dissoudre, les trônes trembler comme des roseaux que la vague va couvrir, les peuples se réveiller d’un long sommeil et menacer tout ce qui les avait enchaînés, le bon et le mauvais confondus dans la même lassitude du joug, dans la même haine du passé. Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en bas comme à l’heure de la résurrection du crucifié dont ces peuples étaient l’image, et les turpitudes du sanctuaire allaient être mises à nu devant l’œil de la vengeance. Comment mon âme eût-elle pu être indifférente aux approches de ce vaste déchirement qui allait s’opérer ? Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugissement de la grande mer qui montait, impatiente de briser ses digues et de submerger les empires ? À la veille des catastrophes dont nous sentirons bientôt l’effet, les derniers moines peuvent bien achever à la hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de nourriture, s’étendre sur leur couche souillée pour y attendre sans souci la mort au milieu des fumées de l’ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-là ; je m’inquiète de savoir comment et pourquoi j’ai vécu, pourquoi et comment je dois mourir.

« Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais faire de la liberté que je m’arrogeais, je ne vis, hors des travaux de l’esprit, rien qui me convînt en ce monde. Aux premiers temps de mon détachement du catholicisme, j’avais été travaillé sans doute par de vastes ambitions ; j’avais fait des projets gigantesques ; j’avais médité la réforme de l’Église sur un plan plus vaste que celui de Luther ; j’avais rêvé le développement du protestantisme. C’est que, comme Luther, j’étais chrétien ; et, conçu dans le sein de l’Église, je ne pouvais imaginer une religion, si émancipée qu’elle se fît, qui ne fût d’abord engendrée par l’Église. Mais, en cessant de croire au Christ, en devenant philosophe comme mon siècle, je ne voyais plus le moyen d’être un novateur ; on avait tout osé. En fait de liberté de principes, j’avais été aussi loin que les autres, et je voyais bien que, pour élever un avis nouveau au milieu de tous ces destructeurs, il eût fallu avoir à leur proposer un plan de réédification quelconque. J’eusse pu faire quelque chose pour les sciences, et je l’eusse dû peut-être ; mais, outre que je n’avais nul souci de me faire un nom dans cette branche des connaissances humaines, je ne me sentais vraiment de désirs et d’énergie que pour les questions philosophiques. Je n’avais étudié les sciences que pour me guider dans le labyrinthe de la métaphysique, et pour arriver à la connaissance de l’Être suprême. Ce but manqué, je n’aimai plus ces études qui ne m’avaient passionné qu’indirectement ; et la perte de toute croyance me paraissait une chose si triste à éprouver qu’il m’eût paru également pénible de l’annoncer aux hommes. Qu’eut été, d’ailleurs, une voix de plus dans ce grand concert de malédictions qui s’élevait contre l’Église expirante ? Il y aurait eu de la lâcheté à lancer la pierre contre ce moribond, déjà aux prises avec la révolution française qui commençait à éclater, et qui, n’en doute pas, Angel, aura dans nos contrées un retentissement plus fort et plus prochain qu’on ne se plaît ici à le croire. Voilà pourquoi je t’ai conseillé souvent de ne pas déserter le poste où peut-être d’honorables périls viendront bientôt nous chercher. Quant à moi, si je ne suis plus moine par l’esprit, je le suis et le serai toujours par la robe. C’est une condition sociale, je ne dirai pas comme une autre, mais c’en est une ; et plus elle est déconsidérée, plus il importe de s’y comporter en homme. Si nous sommes appelés à vivre dans le monde, sois sûr que plus d’un regard d’ironie et de mépris viendra scruter la contenance de ces tristes oiseaux de nuit, dont la race habite depuis quinze cents ans les ténèbres et la poussière des vieux murs. Ceux qui se présenteront alors au grand jour avec l’opprobre de la tonsure doivent lever la tête plus haut que les autres ; car la tonsure est ineffaçable, et les cheveux repoussent en vain sur le crâne : rien ne cache ce stigmate jadis vénéré, aujourd’hui abhorré des peuples. Sans doute, Angel, nous porterons la peine des crimes que nous n’avons pas commis, et des vices que nous n’avons pas connus. Que ceux qui auront mérité les supplices prennent donc la fuite ; que ceux qui auront mérité des soufflets se cachent donc le visage. Mais nous, nous pouvons tendre la joue aux insultes et les mains à la corde, et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce philosophe sublime que tu m’entends rarement nommer, parce que son nom illustre, prononcé sans cesse autour de moi par tant de bouches impures, ne peut sortir de mes lèvres qu’à propos des choses les plus sérieuses de la vie et des sentiments les plus profonds de l’âme.

« Que pouvais-je donc faire de ma liberté ? rien qui me satisfît. Si je n’eusse écouté qu’une vaine avidité de bruit, de changement et de spectacles, je serais certainement parti pour longtemps, pour toujours peut-être. J’eusse exploré des contrées lointaines, traversé les vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. Je vainquis plus d’une vive tentation de ce genre. Tantôt j’avais envie de me joindre à quelque savant missionnaire, et d’aller chercher, loin du bruit des nations nouvelles, le calme du passé chez des peuples conservateurs religieux des lois et des croyances de l’antiquité. La Chine, l’Inde surtout, m’offraient un vaste champ de recherches et d’observations. Mais j’éprouvai presque aussitôt une répugnance insurmontable pour ce repos de la tombe auquel je ne risquais certainement pas d’échapper, et que j’allais, tout vivant, me mettre sous les yeux. Je ne voulus point voir des peuples morts intellectuellement, attachés comme des animaux stupides au joug façonné par l’intelligence de leurs aïeux, et mar-