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SPIRIDION.

supporter la lumière du soleil, son dos voûté, son silence farouche, sa barbe blanche, jaunie à toutes les intempéries de l’air, et sa grande main décharnée, qu’il tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de commandement qu’avec l’apparence de l’humilité, était devenu pour moi un type de fanatisme et d’orgueil hypocrite.

« Quand j’eus gravi la montagne, je fus ravi de l’aspect de la mer. Vue ainsi en plongeant de haut sur ses abîmes, elle semblait une immense plaine d’azur fortement inclinée vers les rocs énormes qui la surplombaient ; et ses flots réguliers, dont le mouvement n’était plus sensible, présentaient l’apparence de sillons égaux tracés par la charrue. Cette masse bleue, qui se dressait comme une colline et qui semblait compacte et solide comme le saphir, me saisit d’un tel vertige d’enthousiasme, que je me retins aux oliviers de la montagne pour ne pas me précipiter dans l’espace. Il me semblait qu’en face de ce magnifique élément le corps devait prendre les formes de l’esprit et parcourir l’immensité dans un vol sublime. Je pensai alors à Jésus marchant sur les flots, et je me représentai cet homme divin, grand comme les montagnes, resplendissant comme le soleil. « Allégorie de la métaphysique, ou rêve d’une confiance exaltée, m’écriai-je, tu es plus grand et plus poétique que toutes nos certitudes mesurées au compas et tous nos raisonnements alignés au cordeau !… »

« Comme je disais ces paroles, une sorte de plainte psalmodiée, faible et lugubre prière qui semblait sortir des entrailles de la montagne, me força de me retourner. Je cherchai quelque temps des yeux et de l’oreille d’où pouvaient partir ces sons étranges ; et enfin, étant monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à quelque distance, dans un écartement du rocher, l’ermite, nu jusqu’à la ceinture, occupé à creuser une fosse dans le sable. À ses pieds était étendu un cadavre roulé dans une natte et dont les pieds bleuâtres, maculés par les traces de la peste, sortaient de ce linceul rustique. Une odeur fétide s’exhalait de la fosse entr’ouverte, à peine refermée la veille sur d’autres cadavres ensevelis à la hâte. Auprès du nouveau mort il y avait une petite croix de bois d’olivier grossièrement taillée, ornement unique du mausolée commun ; une jatte de grès avec un rameau d’hysope pour l’ablution lustrale, et un petit bûcher de genièvre fumant pour épurer l’air. Un soleil dévorant tombait d’aplomb sur la tête chauve et sur les maigres épaules du solitaire. La sueur collait à sa poitrine les longues mèches de sa barbe couleur d’ambre. Saisi de respect et de pitié, je m’élançai vers lui. Il ne témoigna aucune surprise, et, jetant sa bêche, il me fit signe de prendre les pieds du cadavre, en même temps qu’il le prenait par les épaules. Quand nous l’eûmes enseveli, il replanta la croix, fit l’immersion d’eau bénite ; et, me priant de ranimer le bûcher, il s’agenouilla, murmura une courte prière, et s’éloigna sans s’occuper de moi davantage. Quand nous eûmes gagné son ermitage, il s’aperçut seulement que je marchais près de lui ; et, me regardant alors avec quelque étonnement, il me demanda si j’avais besoin de me reposer. Je lui expliquai en peu de mots le but de ma visite. Il ne me répondit que par un serrement de main ; puis, ouvrant la porte de l’ermitage, il me montra, dans une salle creusée au sein du roc, quatre ou cinq malheureux pestiférés agonisants sur des nattes.

« — Ce sont, me dit-il, des pêcheurs de la côte et des contrebandiers que leurs parents, saisis de terreur, ont jetés hors des huttes. Je ne puis rien faire pour eux que de combattre le désespoir de leur agonie par des paroles de foi et de charité ; et puis je les ensevelis quand ils ont cessé de souffrir. N’entrez pas, mon frère, ajouta-t-il en voyant que je m’avançais sur le seuil ; ces gens-là sont sans ressources, et ce lieu est infecté ; conservez vos jours pour ceux que vous pouvez sauver encore.

« — Et vous, mon père, lui dis-je, ne craignez-vous donc rien pour vous-même ?

« — Rien, répondit-il en souriant ; j’ai un préservatif certain.

« — Et quel est-il ?

« — C’est, dit-il d’un air inspiré, la tâche que j’ai à remplir qui me rend invulnérable. Quand je ne serai plus nécessaire, je redeviendrai un homme comme les autres ; et quand je tomberai, je dirai : « Seigneur, ta volonté soit faite ; puisque tu me rappelles, c’est que tu n’as plus rien à me commander. »

« Comme il disait cela, ses yeux éteints se ranimèrent, et semblèrent renvoyer les rayons du soleil qu’ils avaient absorbés. Leur éclat fut tel que j’en détournai les miens et les reportai involontairement sur la mer qui étincelait à nos pieds.

« — À quoi songez-vous ? me dit-il.

« — Je songe, répondis-je, que Jésus a marché sur les eaux.

« — Quoi d’étonnant ? reprit le digne homme, qui ne me comprenait pas ; la seule chose étonnante, c’est que saint Pierre ait douté, lui qui voyait le Sauveur face à face. »

« Je revins tout de suite au monastère pour rendre compte à l’abbé de mon message. J’aurais dû m’épargner cette peine, et me souvenir que les moines se soucient fort peu de la règle, surtout quand la peur les gouverne. Je trouvai toutes les portes closes ; et quand je présentai ma tête au guichet, on me le referma au visage en me criant que, quel que fût le résultat de ma démarche je ne pouvais plus rentrer au couvent. J’allai donc coucher à l’ermitage.

« J’y passai trois mois dans la société de l’ermite. C’était vraiment un homme des anciens jours, un saint digne des plus beaux temps du christianisme. Hors de l’exercice des bonnes œuvres, c’était peut-être un esprit vulgaire ; mais sa piété était si grande qu’elle lui donnait le génie au besoin. C’était surtout dans ses exhortations aux mourants que je le trouvais admirable. Il était alors vraiment inspiré ; l’éloquence débordait en lui comme un torrent des montagnes. Des larmes de componction inondaient son visage sillonné par la fatigue. Il connaissait vraiment le chemin des cœurs. Il combattait les angoisses et les terreurs de la mort, comme George le guerrier céleste terrassait les dragons. Il avait une intelligence merveilleuse des diverses passions qui avaient pu remplir l’existence de ces moribonds, et il avait un langage et des promesses appropriés à chacun d’eux. Je remarquais avec satisfaction qu’il était possédé du désir sincère de leur donner un instant de soulagement moral à leur pénible départ de ce monde, et non trop préoccupé des vaines formalités du dogme. En cela, il s’élevait au-dessus de lui-même ; car sa foi avait dans l’application personnelle toutes les minuties du catholicisme le plus étroit et le plus rigide : mais la bonté est un don de Dieu au-dessus des pouvoirs et des menaces de l’Église. Une larme de ses mourants lui paraissait plus importante que les cérémonies de l’extrême-onction, et un jour je l’entendis prononcer une grande parole pour un catholique. Il avait présenté le crucifix aux lèvres d’un agonisant ; celui-ci détourna la tête, et, prenant l’autre main de l’ermite, il la lui baisa en rendant l’esprit.

« — Eh bien ! dit l’ermite en lui fermant les yeux, il te sera pardonné, car tu as senti la reconnaissance ; et si tu as compris le dévoûment d’un homme en ce monde, tu sentiras la bonté de Dieu dans l’autre. »

« Avec les chaleurs de l’été cessa la contagion. Je passai encore quelque temps avec l’ermite avant que l’on osât me rappeler au couvent. Le repos nous était bien nécessaire à l’un et à l’autre ; et je dois dire que ces derniers jours de l’année, pleins de calme, de fraîcheur et de suavité dans un des sites les plus magnifiques qu’il soit possible d’imaginer, loin de toute contrainte, et dans la société d’un homme vraiment respectable, furent au nombre des rares beaux jours de ma vie. Cette existence rude et frugale me plaisait, et puis je me sentais un autre homme qu’en arrivant à l’ermitage ; un travail utile, un dévoûment sincère, m’avaient retrempé. Mon cœur s’épanouissait, comme une fleur aux brises du printemps. Je comprenais l’amour fraternel sur un vaste plan ; le dévoûment pour tous les hommes,