Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/285

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
SPIRIDION.

plaisir à être tourmenté par lui, et chaque soir je refusais ma potion afin de me divertir pendant un quart d’heure de ses importunités infatigables et de ses insinuations naïves, qu’il croyait ingénieuses, pour m’amener à ses fins. C’étaient là mes seules distractions, et j’y trouvais une sorte de gaieté intérieure, que le bonhomme semblait deviner, quoique mes traits flétris et contractés ne puissent pas l’exprimer même par un sourire.

« Lorsque je commençais à guérir, une maladie épidémique se déclara dans le couvent. Le mal était subit, terrible, inévitable. On était comme foudroyé. Mon pauvre Christophore en fut atteint un des premiers. J’oubliai ma faiblesse et le danger ; je quittai ma cellule et passai trois jours et trois nuits au pied de son lit. Le quatrième jour il expira dans mes bras. Cette perte me fut si douloureuse que je faillis ne pas y survivre. Alors une crise étrange s’opéra en moi : je fus promptement et complétement guéri ; mon être moral se réveilla comme à la suite d’un long sommeil ; et, pour la première fois depuis bien des années, je compris par le cœur les douleurs de l’humanité. Christophore était le seul homme que j’eusse aimé depuis la mort de Fulgence. Une si prompte et si amère séparation me remit en mémoire mon premier ami, ma jeunesse, ma piété, ma sensibilité, tous mes bonheurs à jamais perdus. Je rentrai dans ma solitude avec désespoir. Bacco m’y suivit ; j’étais le dernier malade que son maître eût soigné : il s’était habitué à vivre dans ma cellule, et il semblait vouloir reporter son affection sur moi ; mais il ne put y réussir, le chagrin le consuma. Il ne dormait plus, il flairait sans cesse le fauteuil où Christophore avait coutume de dormir, et que je plaçais toutes les nuits auprès de mon chevet pour me représenter quelque chose de la présence de mon pauvre ami. Bacco n’était point ingrat à mes caresses, mais rien ne pouvait calmer son inquiétude. Au moindre bruit, il se dressait et regardait la porte avec un mélange d’espoir et de découragement. Alors j’éprouvais le besoin de lui parler comme à un être sympathique.

« Il ne viendra plus, lui disais-je, c’est moi seul que tu dois aimer maintenant.

« Il me comprenait, j’en suis certain, car il venait à moi et me léchait la main d’un air triste et résigné. Puis il se couchait et tâchait de s’endormir ; mais c’était un assoupissement douloureux, entrecoupé de faibles plaintes qui me déchiraient l’âme. Quand il eut perdu tout espoir de retrouver celui qu’il attendait toujours, il résolut de se laisser mourir. Il refusa de manger, et je le vis expirer sur le fauteuil de son maître, en me regardant d’un air de reproche, comme si j’étais la cause de ses fatigues et de sa mort. Quand je vis ses yeux éteints et ses membres glacés, je ne pus retenir des torrents de larmes ; je le pleurai encore plus amèrement que je n’avais pleuré Christophore. Il me sembla que je perdais celui-ci une seconde fois.

« Cet événement, si puéril en apparence, acheva de me précipiter du haut de mon orgueil dans un abîme de douleurs. À quoi m’avait servi cet orgueil ? à quoi m’avait servi mon intelligence ? La maladie avait frappé l’une d’impuissance ; l’humilité d’un homme charitable, l’affection fidèle d’un pauvre animal, m’avaient plus secouru que l’autre. Maintenant que la mort m’enlevait les seuls objets de ma sympathie, la raison dont j’avais fait mon Dieu m’enseignait, pour toute consolation, qu’il ne restait plus rien d’eux, et qu’ils devaient être pour moi comme s’ils n’eussent jamais été. Je ne pouvais me faire à cette idée de destruction absolue, et pourtant ma science me défendait d’en douter. J’essayai de reprendre mes études, espérant chasser l’ennui qui me dévorait ; cela ne servit qu’à absorber quelques heures de ma journée. Dès que je rentrais dans ma cellule, dès que je m’étendais sur mon lit pour dormir, l’horreur de l’isolement se faisait sentir chaque jour davantage ; je devenais faible comme un enfant, et je baignais mon chevet de mes larmes ; je regrettais ces souffrances physiques qui m’avaient semblé insupportables, et qui maintenant m’eussent été douces si elles eussent pu ramener près de moi Christophore et Bacco.

« Je sentis alors profondément que la plus humble amitié est un plus précieux trésor que toutes les conquêtes du génie ; que la plus naïve émotion du cœur est plus douce et plus nécessaire que toutes les satisfactions de la vanité. Je compris, par le témoignage de mes entrailles, que l’homme est fait pour aimer, et que la solitude, sans la foi et l’amour divin, est un tombeau, moins le repos de la mort ! Je ne pouvais espérer de retrouver la foi, c’était un beau rêve évanoui qui me laissait plein de regrets ; ce que j’appelais ma raison et mes lumières l’avaient bannie sans retour de mon âme. Ma vie ne pouvait plus être qu’une veille aride, une réalité desséchante. Mille pensées de désespoir s’agitèrent dans mon cerveau. Je songeai à quitter le cloître, à me lancer dans le tourbillon du monde, à m’abandonner aux passions, aux vices même, pour tâcher d’échapper à moi-même par l’ivresse ou l’abrutissement. Ces désirs s’effacèrent promptement ; j’avais étouffé mes passions de trop bonne heure pour qu’il me fût possible de les faire revivre. L’athéisme même n’avait fait qu’affermir, par l’étude et la réflexion, mes habitudes d’austérité. D’ailleurs, à travers toutes mes transformations, j’avais conservé un sentiment du beau, un désir de l’idéal que ne répudient point à leur gré les intelligences tant soit peu élevées. Je ne me berçais plus du rêve de la perfection divine ; mais, à voir seulement l’univers matériel, à ne contempler que la splendeur des étoiles et la régularité des lois qui régissent la matière, j’avais pris tant d’amour pour l’ordre, la durée et la beauté extérieure des choses, que je n’eusse jamais pu vaincre mon horreur pour tout ce qui eût troublé ces idées de grandeur et d’harmonie.

« J’essayai de me créer de nouvelles sympathies ; je n’en pus trouver dans le cloître. Je rencontrais partout la malice et la fausseté ; et, quand j’avais affaire aux simples d’esprit, j’apercevais la lâcheté sous la douceur. Je tâchai de nouer quelques relations avec le monde. Du temps de l’abbé Spiridion, tout ce qu’il y avait d’hommes distingués dans le pays et de voyageurs instruits sur les chemins venaient visiter le couvent, malgré sa position sauvage et la difficulté des routes qui y conduisent. Mais, depuis qu’il était devenu un repaire de paresse, d’ignorance et d’ivrognerie, le hasard seul nous amenait, comme aujourd’hui, à de rares intervalles, quelques passants indifférents ou quelques curieux désœuvrés. Je ne trouvai personne à qui ouvrir mon cœur, et je restai seul, livré à un sombre abattement.

« Pendant des semaines et des mois, je vécus ainsi sans plaisir et presque sans peine, tant mon âme était brisée et accablée sous le poids de l’ennui. L’étude avait perdu tout attrait pour moi ; elle me devint peu à peu odieuse : elle ne servait qu’à me remettre sous les yeux ce sinistre problème de la destinée de l’homme abandonné sur la terre à tous les éléments de souffrance et de destruction, sans avenir, sans promesse et sans récompense. Je me demandais alors à quoi bon vivre, mais aussi à quoi bon mourir ; néant pour néant, je laissais le temps couler et mon front se dégarnir sans opposer de résistance à ce dépérissement de l’âme et du corps, qui me conduisait lentement à un repos plus triste encore.

« L’automne arriva, et la mélancolie du ciel adoucit un peu l’amertume de mes idées. J’aimais à marcher sur les feuilles sèches et à voir passer ces grandes troupes d’oiseaux voyageurs qui volent dans un ordre symétrique, et dont le cri sauvage se perd dans les nuées. J’enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts toujours satisfaits, et que la réflexion ne tourmente pas. Dans un sens, je les trouvais bien plus complets que l’homme, car ils ne désirent que ce qu’ils peuvent posséder ; et, si le soin de leur conservation est un travail continuel, du moins ils ne connaissent pas l’ennui, qui est la pire des fatigues. J’aimais aussi à voir s’épanouir les dernières fleurs de l’année. Tout me semblait préférable au sort de l’homme, même celui des plantes ; et, portant ma sympathie sur ces existences éphémères, je n’avais d’autre plaisir que de cultiver un